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jour de renouveler sa visite à monsieur Rogard, le républicain ami du chevalier. Mais il trouva la famille dans la désolation : monsieur Rogard avait été arrêté, quelques jours auparavant, sous l’inculpation de société secrète. C’était un double malheur ; car, s’il était condamné, — les accusés de l’Empire l’étaient toujours, outre la peine qui lui serait appliquée, il tombait sous le coup de la loi de sureté générale, qui menaçait de transportation, au gré du pouvoir, tout condamné de cette catégorie.

— Mon mari ne pourra supporter une telle situation, disait madame Rogard, pauvre femme vieillie par les épreuves. Je le connais, la tête en partirait. S’exiler… mais nous avons nos enfants ici, et puis comment partir ? comment vivre ailleurs ?

Ils étaient allés trouver un avocat, fort suspect lui-même, qui avait la spécialité de plaider gratuitement de telles causes, et naturellement les perdait toujours. Roger ne dit rien, mais il conçut la pensée d’intéresser maître A… au malheur de cette famille et d’obtenir pour elle le secours de sa parole influente. En revenant tout rempli de cet espoir, il parlait du fond de son âme à maître A…, comme il se proposait de parler en sa présence. Il trouva le grand avocat tout exultant de joie.

— Ah ! mais, en voilà une belle, dit-il à Roger en se frottant les mains. Vous savez comme tout Paris, comme toute la France, l’affaire du duc de…, arrivée ce matin même ? C’est moi qui la plaide.

Roger frémit et demeura silencieux. Le duc de… était le dernier des assassins dont il eût voulu prendre la défense ; car cet homme, allié à la famille impériale, et qui n’avait à alléguer pour sa défense ni le manque d’éducation, ni la misère, avait tué de sa main, comme autrefois les gentilshommes tuaient les manants, un adversaire politique dont le langage ne lui avait pas paru suffisamment respectueux. C’était là une sauvage recrudescence des rages autoritaires de l’ancien régime, un défi à la société nouvelle, et Roger avait ardemment partager l’indignation que cet acte avait partout suscité. Pour le coup, il éprouva le besoin de rompre avec une situation qui blessait de plus en plus sa conscience et où il sentait le déshonneur l’envahir ; mais il voulu rendre l’épreuve complète. Il exposa donc à maître A… l’affaire de Rogard et lui dit :

— C’est un pauvre et honnête homme. Votre parole et l’autorité qui s’y attache pourraient le sauver.

La réponse de maître A… se lut immédiatement sur ses traits : c’était une surprise qui allait jusqu’au mécontentement.

— Vous n’y songez pas, dit-il avec brusquerie, j’irais me charger, moi, d’une affaire pareille ! C’est affaire à B…, le républicain, s’il trouve qu’elle en vaut la peine. Pour moi, je ne suis pas avec ces gens-là.

— Ne doit-on faire du bien qu’à ses amis ? demanda Roger. Vous, monsieur, qui prisez tant les préceptes de l’Évangile !

Maître A… fronça le sourcil.

— Mon cher monsieur, nous n’avons pas de pathétique à faire ici. Occupons-nous de nos affaires, celle du duc de… tout d’abord. Elle en vaut la peine celle-là.

— Le duc de… n’est pas un honnête homme malheureux.

— Et que m’importe ! c’est un beau client. Écoutez, monsieur Roger, si vous voulez mettre du sentiment dans les affaires, cela vous regarde ; moi, je n’ai pas à perdre mon temps à cela.

— Pardon, monsieur, c’est que je m’adresse depuis quelque temps une terrible question. J’avais cru embrasser une carrière utile, bienfaisante, où j’aurais particulièrement à venir en aide au droit méconnu, à la faiblesse opprimée. Au lieu de cela, je vois que nous ne sommes par le fait autre chose que les défenseurs du crime, que les soutiens de ceux qui déjà possèdent dans la société des immunités et des privilèges dont ils ont abusé indignement. Or, il me semble que travailler à atténuer, à innocenter de tels vices, de telles déprédations, de telles violences, n’est autre chose que manquer d’abord à sa propre conscience et de plus fausser autant que possible la conscience publique, en diminuant ce qui reste à notre époque de moralité ?

— Monsieur, s’écria maître A…, pâle de colère, je vous ai comblé de bontés, et vous m’insultez !…

— Non, monsieur ; je vous remercie de vos intentions favorables à mon égard, mais je dois reconnaitre qu’il m’est impossible de les servir.

— Et vous faites bien, monsieur ; il y a longtemps que vous auriez dû prendre ce parti et m’épargner vos niais scrupules. Vous apprendrez bientôt que vivre et philosopher sont deux choses distinctes, et vous verrez à quoi vous serviront vos beaux sentiments. Avant de donner des leçons à ceux qu’on devrait respecter, monsieur, il faudrait comprendre quelque chose à ce que l’on fait soi-même. Vous vous piquez de vertu, et visez au succès : c’est une sottise.

Il n’y avait plus qu’à saluer et partir : c’est ce que fit Roger. Quand il fut dans la rue, il ressentit ce froid léger qui suit un emportement plein de graves conséquences ; mais, d’un autre côté, sa conscience était satisfaite ; il respirait, déchargé de l’atmosphère qui, chez le grand avocat, l’oppressait.

— Eh bien ! se dit-il, je vais me lancer tout de suite, à mes risques et périls, en dehors de ces protections trop lourdes, et lutter, de tout mon courage, contre les sinistres prévisions de maître A… Si monsieur Rogard veut me confier cause… Je suis jeune encore, mais j’ai beaucoup à dire et peut-être ne sera-t-il pas si mal défendu. Après tout, ajouta-t-il, toutes mes aspirations. sont républicaines : je vais jeter la sonde de ce côté-là.

Il pensa alors à un jeune homme dont il avait fait la connaissance chez madame Jacot, le même auquel on attribuait les préoccupations de cette dame : c’était aussi le secrétaire d’un autre grand avocat, mais celui-ci républicain.

Roger se promit d’aller chez lui de bonne heure le lendemain, s’il ne le rencontrait pas dans la soirée, et courut de suite chez les Rogard offrir ses services. À son grand étonnement, sa proposition fut très-froidement reçue. Madame Rogard dit qu’elle en parlerait à son mari, mais qu’on avait déjà monsieur T…, qui avait bien voulu se charger de la cause.

— Fort bien, répondit Roger. Mais j’avais pensé que dans l’intérêt de monsieur Rogard, un inconnu vaudrait mieux.

Il ne sembla pas que madame Rogard fût de cet avis, malgré ses remercîments, et Roger revint assez mortifié.

— Ils ont donc raison, je suis un rêveur ? se disait Roger. Ma foi ! tant pis, je veux essayer de vivre à ma façon et d’être content de moi. Je vais prendre place au barreau tout simplement, et je verrai ce que l’y puis faire.

Mais la pensée de Régine le tourmentait.

— Avec cela, quand pourrais je me marier ? se disait-il.

Dans l’après midi, il se rendit chez monsieur Jacot de La Rive. Placé par lui chez maître A…, Roger lui devait l’explication des motifs pour lesquels il avait quitté ce poste. En outre, il gardait pour ses plans futurs l’espérance de la protection de monsieur Jacot.