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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/258

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impérieux, mais que voulez-vous ? si telle doit être ma destinée…

Le pied de la jeune fille, que chaussait une pantoufle rose et bleue, frappa le parquet ; des lueurs de colère s’allumèrent dans ses yeux tout à l’heure si doux.

— Ah ! c’est ainsi ! dit-elle… Si c’est ainsi !

De nouveau ses paupières s’abaissèrent et sa tête se pencha, mais cette fois sous une impression âpre et cruelle. Roger se reprocha cette douleur.

— Je reconnais bien mal votre bonté pour moi, dit-il, et, se penchant vers la jeune fille, il prit sa main et voulut la porter à ses lèvres. Marie la retira vivement.

— Laissez-moi, monsieur ; pas de ces libertés-là, je vous prie ! Parce que ma mère n’est pas ici… Au reste, je vois qu’elle ne rentrera pas bientôt, comme elle l’avait dit.

Très-confus, Roger se leva.

— Mille pardons, mademoiselle, de vous avoir tant occupée de moi ; mais, quelque maladresse que je puisse commettre, ne doutez jamais de ma respectueuse amitié.

En même temps, il la salua, tandis que, sans faire un mouvement, Marie le regardait avec hésitation. Lorsqu’il fut au seuil, elle se pencha en avant comme pour le rappeler, mais ses lèvres restèrent muettes et la porte se referma. Alors elle se leva brusquement et marcha dans le salon à grands pas, avec des gestes pleins d’une irritation douloureuse. Elle essuya de son mouchoir de dentelle des larmes qui tremblaient à ses paupières ; puis elle se contempla dans la glace, y prit les attitudes qu’elle avait eues un instant auparavant en face de Roger, haussa les épaules, recommença de marcher d’un pas brusque et saccadé, versa encore quelques larmes, et, sur le bruit d’un coup de sonnette, quitta le salon.

Un peu étourdi par les émotions diverses que lui avait causées son entretien avec mademoiselle de La Rive, Roger fit quelques pas dans les Champs-Élysées, et bientôt, voyant approcher l’heure du dîner, reprit le chemin de son domicile. Il n’avait rien dit encore à sa mère de sa rupture avec maître A… et n’était pas peu tourmenté du chagrin qu’elle allait en ressentir, des reproches que peut-être elle allait lui faire. Cependant il ne pouvait plus reculer cette explication, car madame Cardonnel devait, le soir même, rencontrer mesdames Jacot, et l’eût reçue de leur bouche. Il entra plein de souci. À peine sa mère l’eut-elle vu :

— Arrive donc, lui dit-elle ; nous avons une grande nouvelle à l’apprendre !

— Oh ! maman !… dit Émilie.

Elles étaient toutes deux rayonnantes, et la réserve de la jeune fille n’était évidemment qu’affectée.

— Mon fils, reprit madame Cardonnel, j’ai toujours dit que ta sœur était digne d’un prince. Eh bien ! le prince est venu.

— Qui ? demanda Roger, le prince Ghilika ?

— Justement ; tu sais combien il avait admiré la voix d’Émilie au concert de mademoiselle de Courcelles ? Hier, aux Italiens, il l’a lorgnée toute la soirée, et enfin, comme il connaît Ernest de La Rive, il s’est fait présenter dans notre loge. Il est d’une galanterie ! d’une amabilité !… Émilie a été fort gentille avec lui, bien qu’elle n’ait pas quitté ses airs de princesse… Mais, avec un prince, quoi de mieux ? Bien que nous eussions avec nous monsieur Vallon, le prince a voulu absolument nous reconduire dans son équipage. Je ne sais pas si c’était bien convenable, qu’en dis-tu ? Mais enfin il m’en a priée avec tant d’instance, que je n’ai pas su comment le refuser. J’ai failli aller dans ta chambre cette nuit, quand nous sommes rentrées, pour le conter cela. Mais tu dormais et je pensais te voir matin. Attends, ce n’est pas tout. Je lui avais accordé la permission de venir ; il ne s’est pas fait attendre. À trois heures, il était ici avec ce bouquet ; vois-le, est-il magnifique ? Il nous a parlé de sa famille, de ses grands domaines en Moldavie ; c’est un étrange pays, à ce qu’il paraît ; des serviteurs comme en Orient, qui se prosternent pour vous parler. C’est là, a-t-il dit en regardant Émilie, qu’une femme est vraiment reine ! Hein, c’est assez significatif ? Mais il dit qu’il adore la France et ne pourrait passer une année sans venir à Paris. Enfin il nous a offert une loge à l’Opéra pour lundi prochain, et m’a demandé la permission de revenir aussi souvent qu’il ne serait pas importun.

— Tout cela me paraît un peu bien vif, dit Roger. Il est vrai que c’est un étranger…

— Sans doute et un Oriental ; puis enfin un prince, et il n’est pas habitué, je pense, à trouver les portes fermées. Si tu le voyais regarder Émilie ?… Je t’avoue que j’en suis toute saisie. J’avais bien pensé à quelque chose de pareil, mais je ne l’espérais pas trop.

— En vérité, maman, dit Émilie, je t’en prie, ne parle pas ainsi. Jusqu’ici le prince Ghilika est une connaissance nouvelle, et rien de plus.

— Bon ! bon ! ne te fâches pas. Mais, comme je le disais à Roger, il suffit de voir les regards qu’il attache sur toi. Et puis, tu es vraiment si princesse que la Providence te devait cela.

— Te plaît-il ? demanda le jeune homme à sa sœur.

Elle prit un petit air désintéressé, au travers duquel éclataient l’orgueil et la joie.

— Mais… assez. Sa physionomie est pleine de distinction ; il a de grandes manières, il s’exprime fort bien.

— C’est un fort beau garçon, ajouta la mère, et d’une générosité ! Je l’ai vu donner cinq francs à l’ouvreuse. Il faut qu’il soit très-riche. Est-ce bien loin la Moldavie ? Tu me la feras voir sur la carte, Roger.

— Il y a autre chose à voir, dit-il. Je prendrai des renseignements.

— Sans doute, mais il est clair que c’est un grand seigneur. Pour son caractère, nous l’étudierons. Il faut savoir seulement si la famille est sans reproche. Après ça, pour des princes, cela importe peu.

— Comment cela ? maman.

— Sans doute, quand il s’agit d’une famille bourgeoise, on tient à un bon renom, par orgueil. Mais les familles princières sont toujours honorées quoi quelles fassent et ce qui déshonore les autres, pillages ou assassinats, ne leur fait rien. Du reste, on sait bien que les fils ne ressemblent pas toujours aux pères.

— Ah ! maman, dit Roger, il me semble que ton enthousiasme va très-loin.

Cet enthousiasme lui profita cependant, car madame Cardonnel voyait trop en beau l’avenir pour s’inquiéter outre mesure de la situation de son fils. Elle ne le sermonna que légèrement et dit :

— Nous nous adresserons au prince. Il a de si belles relations !

En effet, à peine eut-on parlé devant le prince Ghilika de l’embarras de Roger, qu’il s’écria :

— Mais permettez-moi de vous servir ! Que voulez-vous ? J’ai assez d’amis influents : les premiers noms de France, des hommes d’État, des écrivains, des savants ! Voulez-vous que je vous présenté à mon ami le comte de D…, ancien pair ? à M. V…, le diplomate ? au duc de G… ? à M. de R… ? Je suis du cercle de ces messieurs. Je fais aussi partie de la Société des agronomes réunis, qui est composée de l’élite des hommes d’État en retraite, et de beaucoup de jeunes légitimistes. J’ai un faible, je l’avoue, pour les milieux aristocratiques, bien que je ne méconnaisse pas la valeur des idées nouvelles. Affaire d’éducation. Mais tous ces chers collègues ne sont pas si désintéressés des affaires qu’ils n’aient de grandes influences partout. Voulez-vous une audience du ministre ? Je me fais fort de vous la procurer promptement, avec de chaudes recommandations. Je suis membre également de plusieurs sociétés savantes et industrielles, et tout mon crédit est à votre disposition.

Roger accepta une recommandation pour monsieur