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cet arrangement, présenta Roger au préfet. Monsieur Juin de la Prée était vraiment, comme on l’avait annoncé, un homme fort aimable, beau de figure, plein d’affabilité, de bonne humeur et d’esprit, ayant à quarante-cinq ans, sauf un peu de calvitie, toutes les manières d’un jeune homme. Il accueillit Roger en ami, presque en camarade, emmena les deux jeunes gens au café Anglais, et les tint pendant une heure sous le charme d’une conversation spirituelle, mais sceptique et souvent fort leste.

— Vous le voyez, il n’est pas gourmé, dit le prince à Roger au sortir de cette entrevue ; il a trouvé le secret de rendre aimable l’autorité, que tant d’autres rendent détestable.

— Il est certain, observa Roger, qu’il n’affecte pas d’austérité.

— Mon cher, c’est franchise. Qui est-ce qui n’use pas du pouvoir pour contenter ses goûts, dites-le moi ?

Tout avait été convenu dans cette entrevue et Roger devait partir dans trois jours. Il les employa à faire des visites d’adieux interroger encore quelques personnes au sujet du prince Ghilika. Il alla trouver à cet effet le président de la société des sciences géographiques, dont le prince était membre.

Vous devez avoir eu, lui demanda-t-il, des renseignements circonstanciés lors de l’admission. Ce n’est pas que je doute de la grande honorabilité d’une personne à qui je dois déjà des services ; mais il s’agit de ses assiduités près d’une jeune fille, et l’on ne saurait être trop prudent.

— Certainement, répondit l’honorable président, d’un air un peu surpris. Mais nous n’avons au sujet du prince Ghilika que des certitudes morales. C’est un jeune homme riche et généreux, il nous a fourni un prix cette année ; il est connu des gens du meilleur monde, il porte un beau titre, aucun doute n’est possible sur son honorabilité, et nous l’avons reçu par acclamation.

En achevant ces mots, il regarda Roger d’un air qui disait : Vous êtes fameusement difficile, vous ? Et Roger n’était pas éloigné d’être de son avis, il se trouvait ingrat. Cependant, comme il s’était dit qu’en l’absence de son père il devait le représenter près de sa sœur, il questionna encore le lendemain son jeune ami Fabien Grousselle, qu’il rencontra chez les Jacot. Grousselle connaissait le prince et en fit l’éloge. D’un air souriant, observant du coin de l’œil les assiduités du prince auprès d’Émilie :

— Je comprends le but de votre enquête, dit-il ; mais, mon cher, il me semble que vous devez fort vous applaudir. Le prince est plus que généreux, il est magnifique. Je sais, il ne faudra pas parler de cela à votre sœur, qu’il a payé les faveurs d’une petite débutante par le don d’un fort beau diamant ; il a donné des dîners qui étaient bien effectivement des dîners de prince. Assurément c’est un riche et galant homme, et l’on ne peut douter de sa parfaite honorabilité.

Ce soir-là, quand Roger apprit son départ à madame Jacot, Marie, comme si elle n’eût pas entendu, se pencha vers sa voisine et se mit à lui parler en riant d’un rire forcé. Derrière l’éventail qu’elle agitait, le regard de Roger vit une rougeur colorer ses traits ; il ne pouvait manquer de l’inviter à danser. Ils parlèrent du prince et d’Émilie. Marie avait dans la parole un accent strident et dans les mouvements quelque chose de nerveux.

— Pourquoi, dit-elle, est-on prince ? Et pourquoi ne l’est-on pas ?

Elle s’élança dans la contredanse au milieu du nuage de tulle rose qui l’enveloppait, laissant Roger sur cette question. Pour lui, se rappelant de quelle manière presque insultante elle avait relevé et interprété, dans leur précédente entrevue, une familiarité qui, dans sa pensée à lui, avait été fort innocente, il se tenait dans une grande réserve. Elle revint aux sujets brûlants, avançant et reculant tour à tour, comme un enfant qui joue avec le danger, non sans crainte. Roger répondait à peine ou détournait la conversation. À la fin, elle lui dit brusquement :

— Vous allez partir ?

— Oui, mademoiselle.

— Quand cela ?

— Demain. Je vous ferai bientôt mes adieux.

— Est-ce vrai, monsieur Roger, ce que disait votre mère, qu’il est convenu que vous serez sous-préfet dans un an ?

— On me l’a promis, mademoiselle.

— Oh ! alors il ne faudra que des protections et quelques années d’attente pour obtenir que vous soyez préfet ; mon père fera sa part de démarches pour cela, surtout s’il est député. Préfet ? oui, c’est la place qu’il vous faut, monsieur Roger, et plus tard mieux, beaucoup plus peut-être ; je suis heureuse que ce soit ainsi !

Elle se tut, Roger la remercia ; tout à coup, de son ton de parti pris étourdi :

— Mais ce qui me fait de la peine, beaucoup de peine, c’est votre départ.

On jouait les premières mesures du galop. Ils partirent emportés dans les bras l’un de l’autre. La rapidité de leur mouvement autorisait Roger à ne pas répondre, et Marie s’abandonnait, tendre, émue, aux dernières mesures, à voix basse :

— Roger, vous ne m’oublierez pas !

Et Roger sentit la petite main gantée qu’il tenait dans la sienne la serrer d’un mouvement quasi-convulsif. Il tressaillit. Tout ensemble, un élan de reconnaissance et un sentiment de loyauté le pénétrèrent.

— Je dois pourtant lui parler, se dit-il.

Mais l’orchestre avait cessé de jouer. Il n’avait plus qu’à reconduire sa danseuse, et ils se trouvaient près de la place de Marie. Le temps, l’expression lui manquèrent ; étourdi par tout cet imprévu, ne sachant que répondre, il rendit à la main qu’il tenait encore son étreinte. Marie venait de s’asseoir, toute rose d’émotion, dans son nuage de tulle rose. Il la salua profondément et sortit pour prendre l’air.

Les adieux furent cérémonieux, comme tous les adieux en public, non pourtant sans un regard et un nouveau serrement de main, qui ajoutèrent au trouble et au tourment de Roger.

— Il ne s’est pas encore déclaré, disait le lendemain madame Cardonnel à son fils en l’embrassant ; mais je vais m’arranger de manière à ce que ce ne soit pas long. Il l’aime, je n’en puis pas douter : c’est timidité, manque d’occasion. Je l’écrirai tout. Sois raisonnable et songe à ne pas décourager tes protecteurs. Mais désormais, je le crois, l’avenir est à nous. Je suis bien heureuse !


XII

UN MONARQUE DÉPARTEMENTAL.

En arrivant à la préfecture de X…, Roger trouva une jolie chambre préparée pour lui, et peu après il s’asseyait devant un succulent dîner, en tête-à-tête avec monsieur Juin de la Prée. Le préfet le combla d’attentions, le fit causer et parut émerveillé de son instruction.

— Vous êtes dans les conditions désirées, lui dit-il ; vous en savez au fond plus que moi, et, une fois au courant des choses de détail et des particularités locales, vous pourrez gouverner à ma place le département.

— Je me garderais bien d’usurper ce rôle, dit Roger.

— Comment donc, mon cher ? mais je vous en prie. Je ne suis pas travailleur, mais je vais vous dire mes