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de l’idée, habitué à se nourrir de phrases, se délecte précisément de ces beaux contrastes et se sent le cœur ravi dès qu’il a l’oreille charmée. La prétention de l’homme à être penseur est peut-être la plus ridicule de toutes, monsieur Roger. Un cerveau qui pense véritablement, qui voit par lui-même, qui roit, c’est-à-dire ne prend pas des vessies pour des lanternes et distingue l’ombre du corps, c’est un phénomène des plus rares. Il faut tâcher d’en arriver là pour gouverner les autres. Je vous ai dit le fond de la politique ; nous en allons voir l’application. Venez travailler.

Roger suivit le préfet dans son bureau. Sur le plateau qui réunissait les lettres à son adresse, monsieur Juin de la Prée tria quelques billets parfumés, qu’il lut tout d’abord en souriant ; puis, passant le reste à Roger, il le pria d’ouvrir lui-même. La première lettre était une demande de secours, celle d’une veuve réduite à la misère avec six enfants.

— Renvoyez cela aux bureaux.

— Sa position est bien touchante et bien terrible, dit Roger tout ému des plaintes de la pauvre femme.

— Je ne dis pas, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Si l’on voulait écouter toutes ces demandes, les fonds de l’année y passeraient dans un mois. Nous avons à peu près la centième partie de ce qu’il faudrait pour soulager efficacement les maux de cette sorte. Les employés verront ce qu’ils ont à faire. Six enfants ! Elle a quarante ans au moins, cette femme-là !

Vint un curé de campagne, qui dénonçait l’instituteur comme ayant refusé de chanter au lutrin, et dont l’épître, conçue en termes arrogants, se terminait ainsi : « monsieur le préfet jugera, je pense, qu’un tel exemple d’irréligion ne peu qu’affaiblir le respect de l’autorité, déjà si ébranlé dans les masses, et que nous ne pouvons en conscience le recommander à notre troupeau ; que si de fâcheux exemples, souvent trop éclatants, ne viennent pas contrarier d’une façon trop évidente nos exhortations.

— Dieu me pardonne, dit le préfet, ce papelard a l’intention de jeter là quelque pierre à mon adresse. Ils ne me trouvent pas assez dévôt, non point parce que je ne pratique pas ; ça leur est égal, pourvu que j’officie aux grandes fêtes, et c’est ce que je fais rigoureusement ; mais parce que je n’ai jamais fait cadeau d’une châsse des os de mort ni d’aucune robe à la Vierge. Tudieu ! j’aime mieux les vivants, et en fait de vierges… Pourtant, je ne suis voltairien qu’en tout petit comité ; mais ils savent tout. Prenez la plume, monsieur Cardonnel, et répondez à ce digne prêtre avec autant d’esprit que de dévotion, et prenez garde que les choses soient bien balancées. Quant à l’instituteur, nous le signalerons au recteur.

Quand Roger eut fait la lettre, le préfet la lut et s’écria :

— C’est joli, mais trop vif. L’esprit l’emporte, et, maintenant que j’y songe avec plus de sang-froid, c’est lui qui doit céder le pas à la dévotion. Veuillez prendre une autre feuille de papier. C’est égal, vous rédigez fort bien.

Alors il dicta en atténuant ce qu’avait dit Roger.

Une lettre d’une écriture fine, assez élégante, écrite sur papier musqué, parlait de malheurs vagues et de la générosité bien connue de l’aimable et digne préfet que le département avait le bonheur de posséder.

— C’est une femme ? dit monsieur Juin en prenant la lettre des mains de Roger. Oui, Marthe G… Répondez trois ou quatre lignes pour accorder une audience demain, dix heures du matin. Style administratif, impassible, C’est ici qu’il ne faut pas s’engager avant d’avoir vu.

— Voici deux demandes pour la fondation de bibliothèques dans deux communes rurales.

Le préfet haussa les épaules.

— La toquade actuelle. Ce sont pourtant ces imbéciles de libéraux qui propagent cela. En voilà un parti stupide ! Continuellement occupés de ménager le chou et la chèvre, dont ils veulent le lait, les voilà maintenant qui imaginent de travailler à l’instruction du peuple, quand pour rien au monde ils ne voudraient changer la loi qui le condamne à travailler au bénéfice de leurs jouissances et de leur oisiveté. Et devinez comme ils s’y prennent ? En acceptant tous les donateurs et tous les livres, sans choix aucun. Cela rappelle la distribution effrénée de bibles aux Chinois et aux Algonquins. Un tel système n’est dangereux tout au plus que pour nos arrière-neveux ; car il va sans dire que la tolérance de ces braves gens, si elle accepte les publications apostoliques, n’aura pas attendu le socialisme. Cependant il y a parmi eux des gens à surveiller, et la chose en principe est à entraver le plus possible, sans en avoir l’air. Quelles signatures ?… Oh ! Pelleport, un rouge ! Attendez, je dicte :

« Monsieur,

» La population de Franclave est essentiellement agricole ; elle est disséminée dans la campagne. Les distances entre les habitations et l’agglomération principale, peu importante d’ailleurs, sont considérables. Les travaux des champs absorbent tous les instants du cultivateur ; vous ne le trouverez jamais très-disposé à venir, le soir, s’endormir sur un livre[1].

» Par ces motifs, l’autorisation que vous me demandez est tout à fait inutile. C’est avec regret que je le constate, en vous félicitant de votre zèle si bien intentionné pour l’instruction populaire.

Le préfet,
Juin de la Prée.

— Voyons l’autre ?

— Crésaille !… Ah ! un libéral chrétien, un niaîs remuant. Pour celui-là, il n’y a pas moyen de le refuser. Parlez-lui seulement du danger des mauvaises passions chez les esprits incultes, et de sa haute responsabilité, je réponds que ses choix n’éveilleront pas la fibre révolutionnaire.

À ce moment, entra un chef de bureau qui paraissait assez agité ; il tenait à la main plusieurs imprimés.

— Et qu’y a-t-il, monsieur Gérard ?

— Il s’agit des élections prochaines, monsieur le préfet. Ces circulaires dépassent toutes les bornes. En voici une d’un républicain et l’autre d’un légitimiste, qui vraiment sont à déférer au parquet. Je ne sais si vous on jugerez comme moi.

— Voyons celle du légitimiste :

« Pour moi, la révolution française est, après le crime des Juifs, le plus grand des crimes et la cause unique de toutes les calamités, de toutes les convulsions, de tous les désastres que la France a subis depuis qu’elle a consenti à se courber sous son joug[2]. ».

— Eh ! eh ! c’est réussi, dit en riant le préfet. Et quel est le signataire ?

— Le général M…

— En voilà un sabre qui sait parler ! C’est tout de même difficile à laisser passer. Je vais écrire confidentiellement au général, monsieur Gérard, et le prier d’être plus politique. Il est vrai qu’il sait bien que nous ne le soutenons pas ; puis j’en référerai au ministre de la guerre.

— Pensez-vous qu’on le destitue ? demanda Roger.

— Non, mon cher monsieur, répondit en souriant monsieur de la Prée. Il sera seulement changé de rési-

  1. Historique.
  2. Historique. Circulaire de monsieur de Montarby, général de brigade, promu depuis au commandement des divisions de la Drôme et de l’Ardèche.