Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/275

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et de diamants, vive et souriante comme toujours, avec un aplomb nouveau. Elle parlait vivement, s’inclinait avec grâce, et ses yeux pétillaient.

— Puisse-t-elle être heureuse, se dit sincèrement Roger.

Mais la figure de monsieur Trentin était pour lui comme un nuage sur ce désir. Il n’essaya pas de s’approcher de Marie, et, après avoir satisfait à ses obligations en faisant danser deux ou trois femmes de sa connaissance, il s’adossa au lambris, dans l’embrasure d’une fenêtre, et contempla, tout en rêvant, la cohue sautante. Bientôt à ces gazes flottantes, à ces épaules nues, à ces visages composés ou étourdis, se substitua une autre image, celle de la douce et simple Régine, dans sa robe montante d’étoffe commune, avec ses bruns cheveux tordus, frisés sur la nuque, sa lèvre rose et pure et son regard rayonnant d’amour. Roger avait perdu de vue tout autre objet et s’absorbait dans une contemplation intérieure, quand tout à coup il se sentit comme violemment attiré au dehors, et, levant les yeux, son regard alla d’emblée rencontrer le regard qui pesait sur lui. C’était celui de Marie, et le jeune homme ne put s’empêcher de frémir, car il y vit une étrange volonté de haine et de mépris. Il se redressait indigné, armant ses propres yeux d’une dureté semblable ; mais, emportée dans la valse, elle disparut et ne le regarda plus. Quelques moments après, encore ému de cette impression, Roger parvint à travers la foule, jusqu’à madame Trentin du Vallon, et s’inclinant un peu froidement, lui demanda un quadrille.

— C’est trop tard, monsieur, je n’en ai plus, répondit-elle avec une sorte de hauteur.

Une fois de plus, Roger sortit blessé de cette maison, où il sentait de plus en plus, à mesure que montait leur fortune et que pâlissait la sienne, s’effacer l’illusion, qu’il avait eue, d’une amitié vraie. Ernest lui-même le traitait en protégé. Mais, de la part de Marie, cette déception lui semblait plus âpre, soit qu’il eût eu plus de foi en elle, soit, comme on le prétend, que l’affection d’une femme ait pour un homme plus de charme et une douceur plus secrète.

Roger assurément n’avait pas été infidèle, même en pensée, à son amour : niais la préférence de Marie pour lui, si visible, n’avait pu que le toucher vivement. Le secret qu’il avait cru devoir garder à ce sujet vis-à-vis de sa fiancée avait donné à ce sentiment je ne sais quelle corruption d’intimité, où quelque tendresse était venue facilement se mêler à la reconnaissance.

En apprenant le mariage de mademoiselle de La Rive, si le premier mouvement de Roger avait été presque de blâmer cette jeune fille, dont il r’avait cependant jamais encouragé l’amour, s’il avait en un mot senti, soit dans sa vanité, soit dans son cœur, le froissement plus ou moins vif czusé par l’abandon, il s’était dit bien vite qu’il valait mieux que les choses s’arrangeassent ainsi, et il s’était plu dans le rêve d’une amitié d’autant plus tendre et plus fidèle qu’elle aurait eu sa racine dans un sentiment plus vif. Il n’en savait pas davantage, le naïf jeune homme, sur les variations du cœur humain ; aussi l’accueil de Marie le surprit-il autant qu’il l’affligea.

— Je vais acheter, lui coulait dans l’oreille, à un mois de là, Fabien Grousselle en le rencontrant dans la cour de l’hôtel des mines de l’Est.

— Ah ! vous pensez ?…

— Oui, dépêchez-vous ; Trentin va jouer un grand coup. N’allez pas répéter ce que je vous dis là au moins, tout serait perdu, mais c’est sûr. Achetez beaucoup, vous le pouvez sans crainte.

— Je n’ai que dix mille francs, dit Roger.

— Enfant que vous êtes ! Moi, je n’ai rien du tout et j’achète pour quarante mille francs ; on ne paye pas d’avance, vous le savez bien.

— Et mon rapport ?

— Il sera chez vous demain matin.

— Ah ! tant mieux ; j’en ai besoin. Mon cher, je vous suis obligé. De mon côté, toujours à votre service.

Il faut dire ici que Fabien Grousselle, avocat consultant de la compagnie, avait souvent besoin des conseils de Roger, beaucoup plus fort que lui en droit. Le rapport en question avait été refait à peu près en entier par le simple employé, et c’est à cette circonstance que Roger devait sans doute les bons offices et la constante familiarité du jeune avocat, à qui la tête tournait un peu de sa rapide fortune.

Roger Cardonnel avait trop gardé de ses vertus de province pour acheter sans argent, il en était encore. d’ailleurs à ne pas saisir les fictions du jeu de Bourse Il acheta donc réellement non pour la fin du mois, mais pour l’éternité. Les mines de l’Est étaient alors descendues presque au pair, et il eut pour ses dix mille francs dix-huit actions.

Deux ou trois jours après, en effet, la nouvelle d’une transaction merveilleuse circulait dans les bureaux. Or avait découvert un nouveau gisement d’une richesse extrême, justement dans les propriétés de monsieur Trentin du Vallon et de son voisin monsieur le duc de C…, membre comme lui du conseil d’administration. Ces messieurs, dévoués à l’œuvre commune, cédaient les terrains à la compagnie, dont cette exploitation nouvelle allait accroître les revenus dans une proportion inespérée. Or parlait d’émettre des obligations ou plus tard peut-être de dédoubler les actions.

Le gisement nouveau assurait non-seulement une richesse énorme à la compagnie, mais à la France un surcroît de commerce incalculable. De grands journaux vantèrent les succès de la compagnie, et reproduisirent des annonces où elle promettait cent cinquante francs de dividende à ses actionnaires pour la fin de l’année. Elle allait en outre émettre des obligations dont elle réservait à ses actionnaires au moins les trois quarts. Le journal financier, dont monsieur Jacot était le directeur et en grande partie le propriétaire, délirait d’enthousiasme. Aussitôt les actions des mines de l’Est montèrent ; en quelques jours, elles atteignirent le double du taux d’émission et bientôt le dépassèrent. Monsieur Cardonnel enchanté et désolé tout à la fois, écrivait à son fils : « Que je suis heureux d’avoir acheté ! Que je regrette de n’avoir plus d’argent pour me procurer d’autres actions ! Je crois que si je trouvais à vendre ma diable d’étude, qui me rapporte si peu avec toute la peine qu’elle me donne, je le ferais tout de suite. Il n’y a que la grande industrie où l’on fasse fortune, sans se donner aucun mal. »

Cette dernière phrase fit rêver Roger.

— C’est vrai, se dit-il ; mais comment se fait-il qu’on puisse gagner sans rien faire ? Et d’où vient cet argent, qui ne résulte pas d’une production nouvelle ? Il y a, il est vrai, le gisement nouvellement découvert ; mais ce sont justement ceux qui ne l’exploitent pas qui en recueillent la valeur. Il pensa aux mineurs qui mouraient de faim. Tout cela, se dit-il, est vraiment étrange. Et, de ce moment, son attention fut portée vers l’étude du jeu secret de ces choses et de leur moralité. Sur ces entrefaites, un jour, Fabien Grousselle vint le trouver, d’un air assez échauffé. Mais, en vérité, mon cher, lui dit-il, ce n’est pas cela du tout, et je ne puis pas accepter vos combinaisons. Il s’agissait d’un nouveau rapport que Roger lui avait rendu le service d’élucider.

— J’en ai touché un mot à Trentin, il m’a envoyé promener. Ce n’est pas l’intérêt de nos adversaires qu’il faut soutenir, mais celui de la compagnie.

Cependant quand la compagnie a tort, observa Roger…

— Oh ! candide jeune homme, n’est-ce pas pour n’avoir jamais tort qu’elle paye ses avocats ?

— Fort bien ! Mais si ses avocats l’engagent dans un procès qu’elle doit perdre…