Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/277

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ceux mêmes qui vivent de ces infamies les ignorent. La réflexion n’est point la qualité première des humains.

Roger était bien décidé à donner sa démission de l’emploi qu’il occupait à la société des mines de l’Est ; mais un mois seulement restait jusqu’aux vacances, et, par un acte de déférence pour la famille Jacot, il résolut d’attendre cette époque ; l’ouvrage d’ailleurs pressait dans les bureaux. On préparait l’assemblée générale des actionnaires, et, dans les circonstances où l’on se trouvait, cette attente ne causait pas peu de souci aux directeurs. La grosse épine de l’affaire, c’était la vente à la compagnie, au prix de huit cent mille francs, par messieurs Trentin du Vallon et le duc de C…, directeurs de la compagnie, de ce nouveau gisement qui avait si cruellement démenti les promesses du conseil d’administration et trompé les espérances des actionnaires. On craignait un éclat, un refus de ratification par l’assemblée des conclusions du rapport. Cependant les gros actionnaires seuls, possesseurs de vingt actions, pouvaient prendre part aux délibérations, et monsieur Cardonnel devait renoncer au plaisir de se soulager, comme il disait, en exposant ce qu’il avait sur le cœur.

Le rapport était donc l’objet de grands efforts. Il y fallait prouver que le jour n’était pas plus pur que la conduite du conseil et que leurs mains étaient nettes de tout bénéfice dans l’affaire de la nouvelle mine, en même temps que présenter comme un marché légitime et avantageux le payement de huit cent mille francs fait à messieurs Trentin du Vallon et le duc de C… Il y a des problèmes moins ardus. Mais le bruit courait que le rapport de monsieur Fabien Rousselle, aidé de toutes les lumières de l’administration, était un chef-d’œuvre du genre. En attendant, le contentieux suffisait à peine à répondre aux réclamations qui lui étaient faites, à jeter au panier les lettres d’injures et à conjurer les procès.

La veille du jour fixé pour l’assemblée, le chef de bureau du contentieux remit à chacun des principaux employés les vingt actions qui donnaient droit à voter dans l’assemblée, en les priant de vouloir bien remplacer pour cette fois des actionnaires empêchés.

— Nous craignons de ne pas être en nombre, dit-il, et ce serait ennuyeux. Vous me rendrez cela après la séance.

Roger devint tout pâle et se leva aussitôt.

— Reprenez-les de suite, monsieur, dit-il ; ceci est une manœuvre à laquelle je ne m’associerai pas.

Le chef de bureau rougit de colère ; mais, voyant l’effet des paroles de Roger sur les autres employés, qui restaient troublés et hésitants, il prit le ton railleur, parla d’exagération de puritanisme, du devoir des employés de servir la compagnie qui les faisait vivre, et finit par proposer assez clairement le choix entre une action donnée comme récompense, et le renvoi immédiat. Dans le silence qui suivit les paroles du chef, on n’entendit que le souffle de poitrines oppressées, on ne vit que regards mornes et fronts rougis. Placés entre l’honneur et le pain, ces hommes, pères de famille la plupart, un instant hésitants, n’osèrent choisirent que par le silence le parti que leur imposait une implacable nécessité. Roger sortit la tête levée.

— Ma foi, tant pis, je vous suis, s’écria Lacombe en jetant sa plume, et il le rejoignit dans l’antichambre, où le chef parut sur ses talons.

— Fort bien, messieurs, leur dit-il, les dents serrées ; mais gare aux indiscrétions ! Vous vous attaqueriez à forte partie, vous le savez ?

Dès qu’ils furent dans la rue :

— Ouf ! s’écria Lacombe, quel bon air que celui de la liberté ! mais ça ne durera pas malheureusement. L’air de la liberté enivre, mais il ne nourrit pas.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Roger.

— J’allais vous faire la même question.

— Je ne sais pas.

— Moi, il y a longtemps que j’ai une idée. C’est de me faire agent d’affaires honnête. Pourquoi ça ne prendrait-il pas, pour la rareté du fait ? Voyez-vous clairement l’intérêt qu’ont les gens d’être dupés, au lieu d’être bien servis ?

— Non, dit Roger en souriant.

— Vous ne le voyez pas, j’en suis sûr : et pourtant je ne suis pas persuadé qu’ils ne préfèrent pas être dupés. Mais enfin j’en ferai l’expérience volontiers. Seulement, dans le monde où nous sommes, l’homme privé de capital est une valeur immobilisée, un zéro qui attend son chiffre : force, courage, intelligence, activité productive, tout cela n’est rien sans argent, parce que la terre entière est sous le séquestre du capital, qui seul a pouvoir d’accorder une main-levée. Ma famille est pauvre et aurait plutôt besoin de moi.

— Que ne puis-je vous aider ! dit Roger.

— Qui sait ? Votre père a pu mettre dix mille francs dans la poche de messieurs Trentin et Ce ; il a bien quelque autre finance. Pourquoi nous associerions-nous pas ? Vous avez lu la fable de l’aveugle et du paralytique ? Nous voulons rester honnêtes et faire notre chemin : grosse difficulté ; mais peut-être l’association, en doublant nos forces, nous fera-t-elle vaincre ? Faites-vous prêter par votre père dix mille francs. Nous prenons chacun un cabinet, vous d’avocat, moi d’affaires, c’est-à-dire que nous habitons dans la même maison, sous des portes différentes, deux chambres sévèrement meublées, où nous couchons sur un canapé, et décorées au dehors du titre pompeux Cabinet d’affaires : Monsieur Adrien Lacombe, et sous votre sonnette, cette enseigne, plus comme il faut et plus discrète : Monsieur Cardonnel, avocat. Je fais des annonces pour une bonne somme, c’est le sine quâ non. Puis, je suis pas mal intrigant, moi ; je sais voir et dépister les choses ; on ne me trompe pas aisément, Je fais donc des affaires, du moins j’aime à le croire, et je vous adresse, à l’occasion, mes clients, tandis qu’à l’occasion également vous m’envoyez les vôtres. Nous faisons mutuellement notre éloge, et enfin nous partageons profits et pertes fraternellement, à part l’intérêt de votre argent, dont je vous tient compte. Le pacte vous va-t-il ?

— Tout à fait, dit Roger, avec un élan de fraternité juvénile, en tendant la main à Adrien. Ce plan satisfait le plus agréablement du monde mon désir d’agir et de tenter la fortune par moi-même ; reste à savoir si je pourrai décider mon père.

Ils passèrent deux ou trois jours à vivre de projets et firent idéalement des affaires superbes. Après quoi, jugeant que pour le moment ils n’avaient rien de mieux à faire, ils quittèrent ensemble Paris pour aller passer l’automne, morte-saison des affaires, dans leur famille. Roger avait prévenu ses parents de son retour par une lettre partie deux jours avant lui.

— Encore un échec, se disait-il, et toujours au même point après une année d’absence.

Il en souffrait vis-à-vis de lui-même, vis à-vis des siens, et surtout de l’opinion publique. Mais ses plans futurs lui rendaient l’espérance et, par-dessus tout, une joie immense lui remplissait l’âme il allait revoir Régine !


XV

NUITS ÉTOILÉES.

À la sortie du chemin de fer, Roger se trouva dans les bras de son père. Tandis qu’ils montaient la rampe qui de la gare conduisait à la ville haute, ce fut, suivant l’habitude de ceux qui se revoient après une longue absence, une bordée d’épanchements. Monsieur Car-