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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/279

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tournait à Paris associer ses efforts à ceux l’Adrien Lacombe dans la poursuite de la fortune.

Chez les Renaud, Roger retrouvait les traces chéries de Régine et parlait d’elle avec Lucette. La gentille enfant avait accompli en cette année quelque chose du travail mystérieux de la fleur qui, le soir encore en bouton, se retrouve au matin à demi-épanouie. Elle exhalait un fugitif mais délicieux parfum d’amour. Avec Roger, c’étaient toujours les mêmes manières fraternelles et enfantines, l’appelant encore « petit papa, » comme au temps où dans leurs jeux elle était leur fille à tous deux, lui et Régine ; mais y mêlant tout nouvellement des airs de charmante maternité quand, seule avec lui, elle s’efforçait de le consoler en lui parlant de l’absente. Était-ce par reconnaissance ou pour éclaircir un doute que Roger lui parlait de Joseph ? Lucette ne songeait point à cacher le plaisir qu’elle en éprouvait ; une ou deux fois pourtant, comme une Eve qui se voit nue, tressaillant, rougissant, elle se jeta au cou de Roger en criant : Méchant !

— Qu’ai-je fait ? demandait-il.

Elle répondait :

— Je ne sais pas.

Et vraiment elle ne savait guère, et il n’avait rien fait. que lever un coin du voile dont l’enfant se couvrait encore les yeux.

— Es-tu folle, Lucette ? disait madame Renaud, témoin de cette accolade.

— Pourquoi, maman ?

— Il serait pourtant bien temps de laisser là ces manières de petite fille.

— Quoi ! parce que j’embrasse Roger ? Oh ! mais je n’embrasse que lui, maman. Et puis, tu as beau dire, je ne veux pas grandir. Il n’y a de sage que les enfants.

Elle continuait de le tutoyer, en dépit de son père et même de la mère des Cardonnel, et, de temps en temps, le soir, dans leurs réunions, quand elle le voyait triste, elle venait, de sa jolie voix, lui souffler dans l’oreille : Frère ! mon frère Roger !

Avec Marianne Forel, intermédiaire fidèle de leur correspondance, Roger pouvait encore parler de Régine, sans compter les jours bénis où la bonne fille lui remettait une lettre, grand bonheur, mais empoisonné par le chagrin de n’y pouvoir répondre. Marianne allait se marier. À force de pleurer Adolphine avec elle, Gabriel avait fini par s’apercevoir que l’aînée valait cent fois la cadette pour la beauté, le sens, la moralité, le savoir-faire, sans être pour cela dépourvue de charme, Un beau jour, cette opinion l’avait dominé au point qu’il l’avait affirmée à Marianne en la conjurant de lui rendre le bonheur, et Marianne, désespérée, avait fini par céder aux prières de Gabriel et à la joie de le rendre heureux. Ils allaient donc tout prochainement entrer en ménage, et Marie Cardan était heureuse de voir son fils aussi fixé, car elle tremblait toujours de lui voir reprendre sa vie errante. Ce n’était pourtant pas sans peine et sans sacrifier beaucoup au sentiment filial que Gabriel restait à l’usine de monsieur Jacot, où son caractère indépendant et sa seule qualité d’ouvrier parisien l’exposaient à la malveillance des patrons.

Deux fois déjà, sans la protection du chevalier et celle de monsieur Renaud, qui pour cela était allé parler à son fils et lui monter, disait-il, une fameuse gamme, Gabriel eût été renvoyé de la forge avec une mauvaise note sur son livret une fois, pour avoir protesté contre une mesure qui avait pour effet d’abaisser le salaire en augmentant le travail ; une autre fois, pour avoir essayé d’organiser une société de résistance, Bien souvent, le jeune ouvrier s’emportait contre cette obligation de mutisme et de l’humilité qui lui était faite ; il maudissait le patron, le directeur, et surtout Adalbert Renaud, leur âme damnée, disait-il, Mais il s’apaisait ensuite devant les prières de sa mère et de Marianne et devant la nécessité de gagner son pain. Quelquefois il causait politique avec Roger. Celui-ci le trouvait extravagant et n’avait pas toujours tort ; Gabriel en revanche trouvait Roger très-bourgeois et avait quelquefois raison. Roger doutait de la possibilité d’établir l’égalité, Gabriel la voulait faire immédiate, Ils se quittaient mécontents, ce qui heureusement ne les empêchait pas de se retrouver amis.

Toutes ces distractions ne suffisaient pas à dissiper le chagrin de Roger, ni à combler l’ennui mortel qu’il éprouvait dans ce Bruneray désert, qu’il s’était attendu à trouver si plein. Il errait parfois, la tête baissée, du côté de la promenade, qui était proche de la maison, et il lui arriva souvent d’y rencontrer monsieur Louis Grudat, qui, voisin aussi de ce lieu, le fréquentait en dehors même de l’heure de son rendez-vous journalier sous la fenêtre de mademoiselle Carron. Chaque fois, Roger salua ce concitoyen plus âgé que lui, mais sans lui parler, car ils n’avaient jamais eu que des relations accidentelles et très-rares. Cependant il observa que monsieur Grudat lui rendait ce salut avec empressement et le regardait comme s’il eût désiré lui parler. Roger n’avait aucune raison d’être hostile à ce désir ; à la première nouvelle rencontre, au lieu de presser le pas, il marcha côte à côte de monsieur Grudat, qui, jetant sur lui un regard doux, affectueux et timide, finit, après quelque hésitation, par lui confier que le temps était ce jour-là un peu chaud.

— C’est vrai, dit Roger. L’été n’en finit pas cette année.

— Vous ne vous plaisez pas ici autant qu’à Paris, monsieur Roger ?

— Je… je suis bien aise de voir ma famille, monsieur.

— Oui, et… vos amis. Les amis sont autant que la famille. Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur Roger. Il y a trente-huit ans que je suis au monde, et je ne suis pas toujours resté à Bruneray ; moi aussi, j’ai été à Paris quelque temps. Mais, à bien regarder tout ce qui se passe, j’ai toujours trouvé que ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus sûr au monde, ce sont les affections du cœur.

En achevant ces mots, il regarda le jeune homme d’un air qui répétait sa question.

— Assurément, je suis de votre avis, dit Roger.

— Oui, je le crois. Bien que nous ne nous soyions presque jamais parlé, je vous connais un peu, car je vous ai vu grandir et je vous crois bon et affectueux… intelligent aussi, je le sais ; mais pour moi, que l’on soit bon et capable d’aimer, c’est le principal. Eh bien !…

Il rougit comme une jeune fille, et d’un air embarrassé :

— C’est pour cela que je voudrais causer avec vous, parce que…

— Je causerai avec vous avec grand plaisir, monsieur, dit Roger. Demain, si vous voulez, je puis aller chez vous. Pour le moment, je vous laisse, ajouta-t-il ; car ils approchaient de la fenêtre de mademoiselle Carron.

— Oh ! ce n’est pas que vous me gêniez, puisque… mais surtout… c’est cela, oui… venez demain…

— À deux heures, je serai chez vous, reprit le jeune homme.

Et il saluait, quand mademoiselle Carron, qui sans doute était seule à ce moment, se présenta debout au balcon de sa fenêtre. Monsieur Grudat ne vit plus Roger, et celui-ci fut ébloui de l’expression qui transfigura les traits, à l’ordinaire placides et ternes, de son compagnon ; tandis que de son côté mademoiselle Carron lui sembla comme illuminée et rajeunie. Ce fut l’irradiation et comme l’échange de deux flammes spontanément jaillissantes d’une source cachée. Roger comprit à ce moment comment ces deux êtres pouvaient vivre depuis des années de cette seule rencontre, et il s’éloigna saisi d’attendrissement et de respect.

Le lendemain, il se rendait, à l’heure dite, chez monsieur Grudat, assez intrigué de ce que pouvait avoir à lui dire cet original, et soupçonnant qu’il voulait l’in-