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prédominer en toutes choses le cynisme et la grossièreté des parvenus.

On l’a dit justement : l’innocence est une ignorance. La vertu vaut mieux, mieux comme force, moins par la pensée, à jamais dépourvue de sa chasteté, qui est une grande force aussi. Mais, entre l’innocence et la vertu ou plutôt en dehors d’elles, il y a beaucoup de situations diverses, qui s’éloignent de la première sans se rapprocher de la seconde. Pour qui n’a pas une moralité fondée sur des principes définis, certains, c’est un abaissement moral infaillible que produit le spectacle de la corruption. Après le premier choc, après la révolte première, l’accoutumance vient, les répulsions peu à peu s’apaisent ; on arrive à ne point considérer comme un si grand mal ce qui est le tort de tout le monde, et par se trouver assez vertueux d’être seulement moins coupable.

Roger n’en était pas là. Son intimité constante avec Régine et son amour pour elle, de mariage qui était sa plus chère pensée, l’avaient sans cesse ramené au point de départ ; toutefois il s’en écartait de plus en plus. Sa camaraderie avec Adrien Lacombe, et le spectacle constant des mœurs parisiennes, avaient, cette année-là surtout, usé bien des susceptibilités en lui, d’autre part développé jusqu’à l’irritation les désirs naturels à sa jeunesse. Il s’était laissé entraîner par son associé dans certains mondes où l’on faisait des affaires comme ailleurs, et c’est ainsi qu’un beau jour ou plutôt une belle soirée, il s’était rencontré face à face avec Adolphine, maintenant une des étoiles du monde des femmes qui reçoivent de celui-ci et donnent à celui-là, et qui, en reconnaissant Roger, lui avait sauté au cou, s’était emparée de lui, et lui avait raconté en riant beaucoup le secret de son départ de Bruneray. Cependant elle s’était attendrie au souvenir de sa sœur. Pauvre Marianne ! Elle avait été heureuse d’apprendre son mariage avec Gabriel.

— Ça lui sera toujours un soutien, car une femme seule, voyez-vous, au prix où est le travail, c’est ni plus ni moins qu’une agonie. Mais Marianne est de celles qui aiment mieux mourir que de faillir. J’ai songé bien souvent à lui envoyer de l’argent, mais je sais qu’elle n’aurait pas voulu le recevoir. À présent, je suis contente, si elle venait à manquer, vous me rendriez le service de lui faire accepter ça comme de vous ; car après tout ce n’est pas un mari qui la garantira contre la misère. Les enfants viendront… Je voyais bien tout cela, moi, surtout avec Gabriel, qui était un peu mauvaise tête, et c’est pourquoi le cœur m’a manqué. Savez-vous que j’ai bu de l’eau et mangé du pain des mois durant, pas autre chose, que j’en avais un mal d’estomac… et toujours, du matin au soir, tirer l’aiguille !… c’est-il vrai, ça ?… Je sais qu’il y a des gens qui me méprisent, mais je le leur rends bien. Si j’ai mal fait, qu’est-ce donc qu’il faut dire de ce vieux Jacot, qui tient pourtant le haut du pavé, et qui m’a mise où je suis, moi, et combien d’autres avant et depuis moi ? Et son fils, et tous ces gens qui ne sont occupés qu’à séduire les femmes et s’en faire duper. Quant à leurs pimbêches, est-ce qu’elles en font moins que nous ? Elles sont seulement plus hypocrites. Dites donc cela à Marianne, quand vous la verrez ; moi, je n’oserais pas. Il n’y a que les filles comme elle de respectables, mais elles sont aussi trop dupes. Car enfin il est drôle, allez, le monde : on y recommande la vertu et l’on n’y récompense que ceux qui n’en ont pas. Ceux-ci ont tout le bien-être, le plaisir, les arts, la puissance ; pour les vertueux, ils meurent de faim, de fatigue ; ils sont roulés dans la saleté et la guenille, ils n’y voient pas plus loin que leurs quatre murs, et encore sont méprisés comme des chiens partout ailleurs que dans les livres ou les discours. Ma foi ! c’est trop bête ! Oui, j’ai connu cette vie-là et j’en ai eu assez. Je ne me sens pas faite plus qu’une autre pour souffrir et être dédaignée ; s’il y a des bégueules qui font la mine en passant auprès de nous, il y en a plus d’une au fonds qui nous porte envie, et les coups de chapeaux et les platitudes ne nous manquent pas. Les hommes battent ou mangent les femmes honnêtes, ils se laissent battre ou manger par nous. On aura beau dire : je suis bien aise de ce que j’ai fait, et, si c’était à faire, je recommencerais.

Cette fille logique s’était admirablement développée dans un nouveau milieu comme beauté et comme esprit ; elle n’était pas une des moins recherchées de son monde ; elle en était une des plus décentes et des plus sûres. Le regret de sa sœur et le chagrin de ne pouvoir lui être utile semblaient être son unique souci. Elle supplia Roger de revenir la voir, et lui parla toujours de Marianne. Si l’entretien (s’égara parfois, si elle ne put résister au désir d’apprendre à Roger qu’il était fort beau garçon, elle ne lui garda pas rancune de n’avoir pas répondu à ses avances ; Adrien Lacombe d’ailleurs était empressé pour deux.

Ces fréquentations, bien qu’elles n’eussent entraîné Roger dans aucun désordre, avaient nécessairement affaibli sa délicatesse : l’autre monde, plus légal d’ailleurs, ne l’entamait pas moins. D’une part, si l’on condoyait des femmes entretenues et des hommes encore plus entretenus, puisqu’ils l’étaient par elles en sous-ordre, si l’on voyait la débauche des vieillards lutter avec la lâcheté des jeunes gens ; d’autre part l’adultère était chose commune, quasi-convenue ; et ces amours illicites n’étaient souvent, comme le mariage lui-même, qu’un honteux calcul d’ambition. Partout enfin les oreilles du jeune homme étaient habituées forcément à ce langage qui présente le vice comme chose naturelle, inévitable, même au milieu de ce monde, et plaisante, tandis qu’il voyait ces habitudes vicieuses elles-mêmes, embellies par toutes les poésies de la beauté, de l’imagination de l’esprit, du cœur même parfois. Si Roger eût été l’époux de celle qu’il aimait, tout cela et glissé sur lui, ou plutôt il l’eût jugé de haut ; mais, contraint au célibat, affamé d’amour, il en était arrivé à cacher sa chasteté comme un ridicule et à la garder comme un supplice.

C’était donc une partie dangereuse que jouait l’amant de Régine en consentant à être l’avocat ou plutôt le confident des chagrins de madame Trentin du Vallon. Il le sentit alla jusqu’à chercher quelque défaite, mais il se trouva cruel. Cette jeune femme réclamait son amitié, son secours. Était-ce par tant de dureté qu’il devait reconnaître les sentiments de confiance et d’affection qu’elle lui témoignait, sentiments qu’il avait déjà froissés autrefois, qu’elle lui rendait avec une persistance touchante, et dont il ne pouvait se défendre de lui être reconnaissant….

Il ne se rappelait pas à ce moment, — ces manques de logique ou de mémoire ont souvent pour cause des vanités ou des velléités secrètes, — comment il avait jugé la brusque détermination de Marie, lorsqu’en le voyant une seconde fois tourner le dos à la fortune, elle s’était décidée à épouser monsieur Trentin. Alors il s’était dit : a Elle avait du goût pour moi, cela est certain ; mais elle en a beaucoup plus pour l’éclat et la fortune. Elle ne m’aimait pas sérieusement. » Et il s’en était félicité, non sans une pointe de déception vaniteuse. Il n’y avait donc là rien d’attendrissant et qui pût créer à madame Trentin du Vallon des droits au dévouement de Roger. Et maintenant, mariée, quand elle revenait trouver celui qu’elle avait sacrifié à l’ambition, Roger, en se dérobant à sa fantaisie, eût-il été cruel ou prudent ?

Il reçut bientôt un billet de madame Trentin du Vallon par lequel elle l’informait de son départ pour Chante-Fontaine, leur château, et le priait de l’y venir voir au plus tôt ; elle avait besoin de lui. Le billet était signé Marie.

Roger partit la semaine suivante pour Chante-Fontaine.