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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/290

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la seule promesse que je t’ai demandée, ça été de m’avertir si je cessais d’être ton bonheur. C’était ma pensée profonde, absolue ; je n’en ai pas d’autre aujourd’hui. Quand tu m’as demandé ma vie, je te l’ai donnée, parce que je t’aimais, parce que tu m’as juré, et que je l’ai cru, que tu ne pouvais être heureux sans moi. Aimée à demi, d’un amour chancelant, indécis, pourrais-je accepter le sacrifice que tu me fais de ton ambition et de ton accord avec la famille ? Non, non, pas de sacrifice ! Tout pour toi, la condition même de ton bonheur, ou rien. Et même, je te l’avoue, il n’y aurait pas d’obstacles entre nous, tes parents implorerait mon alliance, que pour moi il en serait de même. Tout le monde me dit, me croit calme, raisonnable : cela n’est pas. Ne le sais-tu point ? Ne l’as-tu pas quelque peu compris ? J’aime avec passion ; je ne comprends l’amour qu’entier, profond, ou je méprise. Je t’aime trop ardemment pour accepter d’être froidement aimée, et j’aimerais mieux pleurer toute ma vie mon rêve évanoui.

» Tu vis depuis quelque temps à part de moi. Comment fais-tu ? L’amour et la confiance ne sont-ils pas — identiques ? Garder à moi seule une pensée, un intérêt, un rien même, que sais-je ? Non, je ne pourrais pas ce serait me séparer de toi sur ce point, et le faire à ton insu me semblerait un crime.

» Je ne veux pas t’en dire davantage. Par-dessus tout, ce qu’il me faut, c’est la vérité. Laissons tout le reste. Pas de méprise ! pas de fausse pitié ! Ô Roger ! ceci est solennel, et tu n’as pas le droit même de me ménager, et moi, je ne veux pas l’être. Si ton amour a diminué, je dois le savoir, et s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre. Sache bien que mon seul but, mon âme tout entière, c’est ton bonheur à toi. Si je le perdais, je n’aurais plus rien. Si, devenu mon mari, tu étais, je ne dis pas malheureux, mais indifférent, tu m’aurais trompée, et, s’il m’était défendu de mourir, je te maudirais.

» S’il était possible qu’une autre femme… Eh bien ! tu te serais trompé en croyant m’aimer. Tu n’es pas capable d’une lâcheté vulgaire… Hélas ! que dis-je, ô ma chère idole ! est-ce moi qui peux t’insulter ? Pardonne-moi, je ne sais plus où je suis. Comme une feuille arrachée d’un sommet, je descends en tourbillonnant, j’ai le vertige. À cette heure, après plus de deux mois de malaises, de vagues tourments, j’exagère peut-être : rectifie-moi. Mais la vérité seule la plus complète peut nous sauver. Je ne sais ce que c’est ; mais il y a quelque chose, je le sens, je le sens ! Parle à ta fiancée, à ton amie, si tu veux.

» À toi,

régine. »

P.-S. « Je rouvre cette lettre, craignant de ne pas t’avoir assez dit que je veux la vérité, que je suis forte ; que ton bonheur, quel qu’il soit, sera le mien. Sache bien, sache toujours, que s’il y a au monde un être sur lequel tu puisses compter, aussi longtemps qu’il vivra, c’est moi. Rappelle-toi aussi que notre amour, c’est ma religion, que je l’ai placé trop haut pour y souffrir nulle atteinte ; s’il a pu diminuer, c’est qu’il peut s’éteindre, et il me le faut unique, éternel. S’il n’est plus sacré, si cela était possible, Roger… mais sois tranquille, je ne ferais pas même de reproches ; je ne demande que ta loyauté. Et même si l’aveu te semblait trop pénible, plutôt que de chercher… ou seulement d’atténuer… tais toi, ne me réponds pas ; je comprendrai. »

Penché, sur ces pages, et longtemps après que sa lecture avait dû cesser, Roger demeurait immobile. Enfin il plia les lettres, les serra dans un tiroir, et, posant sa tête entre ses mains, il se dit à lui-même d’une voix brisée :

— J’ai tout perdu !

Puis il pleura. Au bout de quelque temps, il se mit à écrire ; mais, à mesure que les pages se succédaient, en les relisant il les déchirait. La nuit s’écoula dans cette occupation stérile, entrecoupée de va-et-vient dans la chambre et d’accès de désespoir. À la fin, ayant repris les lettres de Régine, il s’arrêta sur la dernière ligne : « Ne me réponds pas, je comprendrai. »

— Elle a raison, dit-il tout haut ; cela vaut mieux. Je ne mérite pas même qu’elle me plaigne !

Et il brûla sa dernière page à la flamme pâle de la bougie, que réfléchissaient les premières lueurs du matin.



XVII

LA CONFESSION DE ROGER.

À monsieur le baron de la Barre, à la Cerisaie, commune de Bruneray (Haute-Marne).

« Paris, 20 mai 1868.
» Mon ami,

» J’ai un parti décisif à prendre, mon angoisse est profonde ; j’éprouve le besoin de vous consulter.

» Avant-hier, Adrien Lacombe, mon associé ou du moins, s’il ne l’est pas légalement, celui avec lequel j’ai partagé depuis quatre ans les chances bonnes ou mauvaises d’une association fraternelle, est venu me trouver. Il avait la figure défaite ; l’air accablé dont il s’assit près de moi me mit de suite dans l’attente de quelque malheur. Il me dit :

» C’est un aveu gravé et triste que je viens vous faire ; il m’en coûte, et j’avais pensé à vous écrire ; mais j’ai préféré une explication verbale, qui me donnera toute votre pensée, votre pardon aussi, je l’espère, et après laquelle nous pourrons encore une fois nous serrer la main.

» Quand nous avons commencé de lutter ensemble, je m’étais flatté de pouvoir, à force d’activité et de savoir-faire, vaincre honnêtement les obstacles et bâtir le nid confortable que chacun de nous rêve au moins pour sa vieillesse. Je me lançai dans la mêlée avec des intentions douces et pacifiques ; au milieu des drames et des tragédies qui se déroulent sur la scène du monde, je m’étais arrangé un vaudeville ; je rêvais une bergerie dans la bataille. J’ai été vaincu, je devais l’être. Vous savez déjà combien de fois il m’est arrivé d’être frustré du fruit de mes peines pour avoir eu trop de pudeur vis-à-vis de la mauvaise foi d’autrui. Je viens d’être trompé d’une façon horrible par un homme qui a extorqué ma signature en me suppliant de le sauver de la mort et du déshonneur, et en me présentant des garanties fausses que, devant ses larmes, je n’ai pas suffisamment vérifiées. Il m’eût semblé insulter la nature humaine ; j’ai la bêtise d’y croire, j’en ai besoin. Cette affaire me crée un déficit de quarante mille francs, qu’il faudrait pouvoir payer après-demain. D’un autre côté, j’avais trop présumé de mes forces à me lancer en plein courant de la vie mondaine et commerciale ; il y faut des nerfs de coupe-jarrets ou des vertus d’anachorète, — encore les anachorètes allaient-ils sagement au désert. — Comme tant d’autres, j’ai perdu pied. J’ai fait des folies pour Adolphine et j’ai cinquante mille francs de dettes à peu près. Il n’y a pas de moyens honnêtes de gagner cent mille francs du jour au lendemain : je suis donc en faillite.

» Vous êtes mon premier créancier. Je vous rapporte vos dix mille francs, c’est tout ce qui me reste. Heureusement notre association était toute morale, et vous n’êtes pas responsable de mes sottises. Elles étaient trop connues cependant pour que ma chute ne jette pas de