Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/301

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— Je suis fils d’un légiste et n’avais aucun goût pour la chicane. J’ai fait des vers en naissant ; une fois bachelier, je suis allé chercher la gloire à Paris, ne doutant pas de l’y trouver ; car mes essais littéraires m’avaient déjà fait une grande réputation dans mon village. À Paris, je ne connaissais personne, ce qui ne m’empêcha pas de m’adresser au public avec confiance. On ne parla pas de moi jusqu’au jour où je fis connaissance d’une poëtesse, qui me fit faire des articles pour ses amis. Ceux-ci me donnèrent tout bonnement du génie. J’arrivai par eux dans un de ces journaux où l’on chante d’un bout à l’autre, sur toutes gens et sur toutes choses, la blague chère aux Parisiens. Je ne sais ni commérer, ni calomnier ; on me trouva bête et l’on me renvoya. Alors je fus pris d’une grande indignation contre les choses de ce monde ; malheureux, affamé, je m’aperçus que d’autres souffraient, et mon sens moral et ma dignité se courroucèrent contre les abus du pouvoir et la corruption pratiquée par les tuteurs de la société. Sur tout cela, je portai des articles à un journal sérieux. On m’y dit que je n’étais pas dans le ton, que ces choses étaient vraies, mais devaient être dites d’une autre manière, avec de savantes atténuations. D’abord cela m’irrita ; mais comme je mourrais de faim, je finis par mettre de l’eau dans mon encre. Alors on me fit comprendre qu’on était assez de monde autour du plat de la rédaction.

Un jour enfin j’eus un protecteur, ami de l’ami d’un parent que par chance je possédais. On me donna une plume et des émoluments ; mais un jour il m’arriva de traiter le même sujet que mon protecteur, et de récolter des adhésions nombreuses où son appel était resté inaperçu. Un tel succès me perdit. À partir de ce moment, je fus abreuvé de dégoûts, d’insultes, et je dus me retirer. Dans une crise de misère et de désespoir, m’étant adressé à un littérateur en renom, il me proposa d’être son secrétaire. J’ai soulagé sa veine épuisée et composé plusieurs de ses ouvrages. Depuis trois ans, j’ai obtenu sous son nom de beaux succès ; sous le mien, je ne trouverais pas d’éditeur et ne pourrais fixer l’attention du public. Ce monde est fait de telle sorte que le droit acquis y tue le droit naturel, que la vieillesse étouffe l’enfance, que le passé brise en germe l’avenir. Je viens d’hériter d’un toit et d’un enclos dans mon village, et j’y vais remplir une place de greffier de justice de paix, mille francs d’appointements, obtenue par le crédit de ma famille. Avec cela, je vivrai moins dépendant, — je l’espère du moins, et j’épouserai une petite cousine.

— Monsieur, s’écria un homme pâle et maigre, au dos voûté, qui depuis la conquête du plat par Alcide Gaudron, mangeait de toutes ses dents, les réflexions que vous venez de faire sont trop justes, et je suis un cruel exemple de cet étouffement des forces nouvelles par les caduques. Notre société est comme une forêt sans culture, où l’ombre des vieux arbres empêche tout germe nouveau de grandir, et où les mousses et lichens ont seuls permission de croître. Toute ma vie a été dévouée aux progrès de la mécanique, cette science qui doit affranchir l’homme de tout travail pénible et donner à tous les loisirs de l’éducation et de l’esprit. C’est moi qui ai trouvé les nouvelles machines à perforer qui ont tant accéléré les travaux et économisé, depuis quelques années, une quantité considérable de temps et de forces. Mais cette découverte a fait la gloire d’un autre, à qui ma pauvreté m’a forcé de la communiquer, et qui jouit à ma place des avantages du brevet. Que d’autres découvertes j’eusse faites, si les moyens d’expérience ne m’eussent manqué ! Sans la matière, que peut le génie ? Concevoir par l’abstraction de grandes idées, et ne pouvoir, faute d’argent, les réaliser ; voilà mon supplice, mon désespoir. Je cherche en vain le capitaliste qui voudra consacrer quelques mille francs à la réalisation d’un système de navigation insubmersible. Ceux qui savent amasser ne savent pas risquer, et les amants de l’or ne sont point ceux de la science. Je sens en moi des forces immenses, et je mourrai sans avoir trouvé le moule où couler ma création.

Il laissa tomber sa tête dans ses mains, écrasé d’une douleur nouvelle. On le plaignit ; toutes ces douleurs secrètes s’excitant les unes les autres à la plainte, un autre reprit aussitôt :

— Monsieur, votre histoire est un peu la mienne ; je suis médecin ; je me suis voué à la recherche des causes des maladies, ce qui me semblait le meilleur moyen de les combattre, et j’ai prouvé qu’elles viennent toutes, soit de chagrins domestiques, soit de misère, soit d’intempérance, ce qui réduit la pratique médicale à une bonne hygiène morale et physique, et socialement parlant, une meilleure distribution des richesses. Pour cet ouvrage, les médecins et les pharmaciens se sont ligués contre moi ; on m’a couvert de calomnies, on m’a fait perdre ma clientèle, et, réduit à laisser la place aux charlatans, qui droguent, purgent et enterrent, je vais me faire médecin de campagne, avec le chagrin de savoir d’avance que je ne pourrai soulager que trop imparfaitement ceux qu’épuisent à l’œuvre le travail et les privations.

— Moi, messieurs, dit un homme à lunettes, dont la peau jaune était presque aussi luisante que les revers de son habit râpé, je n’ai à me plaindre que d’une seule chose, inexplicable pour moi : je suis professeur, j’ai les meilleures notes, mes supérieurs me prodiguent l’éloge et les promesses ; j’accomplis mes devoirs avec régularité, avec zèle. J’ai six enfants, tous élèves de l’Université ; je suis pauvre, et depuis quinze ans j’attends en vain de l’avancement. Tous les nouveaux-venus me passent sur la tête, des gens même sur lesquels il y a beaucoup à aire, tant sur le rapport de leur savoir incomplet que de leur moralité. Cependant tout le monde est bienveillant pour moi : cela vient, me dit-on, du ministre. Mais il change souvent et c’est toujours la même chose. Je n’ai pas de chance.

On ne put s’empêcher de sourire et Alcide Gaudron s’écria :

— Pour moi, je ne parlerai qu’après les dames, si elles veulent bien nous faire leurs confidences. Mais il y a encore monsieur qui n’a rien dit.

La personne ainsi interpellée était un homme de figure discrète et composée, qui avait tout écouté sans rien dire. Il eut un léger tressaillement, mais se remettant aussitôt :

— Vous serez assez généreux, messieurs, pour me permettre de vous dire la chose en deux mots : je suis fonctionnaire ; non-seulement je ne suis pas intrigant, mais je voudrais rester honnête. Outre cet embarras, j’ai une famille, et… si j’ai dû renoncer à l’avancement, je suis obligé de conserver ma place et de manœuvrer jusqu’à ma retraite.

— Fort bien, monsieur, dit Roger ; il y a des réticences aussi éloquentes que de longues histoires. Ces dames voudront-elles maintenant prendre la parole ?

Elle se regardèrent comme pour s’inviter mutuellement à commencer, puis la fleuriste se décida.

— Je ne sais pas raconter si bien que vous, messieurs, dit-elle ; mais je comprends bien que vous voulez dire que les gens timides ou plus délicats que les autres sont toujours foulés en ce monde. C’est aussi ce qui m’est arrivé. Sans me vanter, j’ai un joli talent pour les fleurs, je comptais m’établir à Paris et faire fortune ; mais comme je n’avais pas d’argent, il m’a fallu entrer dans un atelier. Là, j’ai été exploitée d’une façon abominable ; on me donnait trois francs par jour, et je voyais vendre vingt et trente francs des fleurs que j’avais faites en moins d’une demi-journée et dont la fourniture ne coûte presque rien. J’ai fait tout mon possible pour pouvoir me mettre à mon compte et travailler pour