Aller au contenu

Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/310

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mieux formé, plus sérieux, que bien d’autres que le pouvoir a l’habitude de découvrir de temps en temps.

Depuis leur explication, quelque douloureuse et peu concluante qu’elle eût été, l’intimité de Régine et de Roger avait fait un pas immense. Ils étaient éclairés désormais sur leurs sentiments. Le soupçon, l’irritation, avaient disparu. Ils se savaient toujours profondément chers l’un à l’autre et malheureux. La pitié chez Roger, plus amère en raison des reproches qu’il s’adressait, devenait chez Régine inquiète et tendre. Elle ne le fuyait plus, et il n’était pas difficile de voir qu’elle aussi trouvait un charme encore attristé, mais profond, dans leurs entretiens, qu’elle recommençait à vivre de sa vie à lui, qu’il était toujours le premier objet de ses pensées.

D’autre part, Lucette et le chevalier ne l’entretenaient que de Roger, notaient ses accès de tristesse, et rapportaient fidèlement toutes les paroles de désespérance et de misanthropie qu’il exhalait devant eux quelquefois.

Une indisposition qu’il eut alors alarma Régine outre mesure.

— Mon ami, disait à Roger le chevalier, vous avez perdu la jeune fille, vous retrouverez la femme et la mère. Devenez infirme, votre mariage est fait. Toutefois il vaut mieux attendre.

Au mois d’avril, on apprit l’arrivée à Bruneray de madame Trentin du Vallon. Maintenant ses visites aux dames Cardonnel étaient des plus rares ; aussi fut-on assez surpris de la voir entrer chez les Cardonnel, un soir, au jardin où se trouvaient réunis Roger, sa sœur, Lucette et Régine, arrivées une heure auparavant de la Bauderie. Elle avait une de ces toilettes que voient rarement les petites villes : robe de soie mauve, ruchée à l’infini ; chapeau de tulle mauve, orné d’une verte et délicate guirlande ; châle de dentelle, sein demi-nu, et tout un luxe de détails et de miévreries. Elle combla Émilie de démonstrations, fut sérieuse avec Roger, et regarda les demoiselles Renaud en clignant des yeux, d’une façon impertinente. Douloureusement froissé de cette rencontre, Roger eût donné tout au monde pour que cette femme ne fût pas venue et que Régine n’eût pas été là.

Celle-ci, calme et dédaigneuse, examinait madame du Vallon comme celle-ci l’avait examinée, et restait à part de la conversation. Bientôt les deux sœurs voulurent se retirer, mais Émilie crut devoir les retenir. Elles devaient sortir ensemble. Madame du Vallon profita de ce moment pour se lever et alla à quelques pas contempler des fleurs qui semblaient fort l’occuper.

— Monsieur Roger !

Il se rendit près d’elle, mais avec une répugnance visible.

— Quoi, lui dit-elle, est-ce possible ce que j’ai appris, que vous voulez être notaire à Bruneray !

— C’est parfaitement vrai.

— Mon cher, cela n’a pas le sens commun. Quelle chute ! Voyons, il fallait vous adresser à moi. Un homme de votre mérite ne fait pas ainsi ; je vous aurais certainement trouvé quelque chose. Voulez-vous écrire au Constitutionnel seulement pendant six mois ? Je vous ferai avoir une recette particulière.

— Vous savez bien que je ne veux rien accepter…

— De moi, n’est-ce pas ?… Et pourtant vous avez accepté plus que tout cela…

— L’amour, dit-il d’un ton légèrement âpre, est un échange…

— Où l’un donne toujours plus que l’autre.

— Oh ! oui ! s’écria-t-il amèrement.

— Mon cher Roger, vous n’êtes pas aimable du tout. Vous avez déjà des airs de notaire. Non, vrai, je ne puis me faire à cette idée-là !

— Vous humilierait-elle ?… rétrospectivement ? À quoi bon ? y a des choses qui sont comme si elles n’avaient jamais été. Puis, vous saviez fort bien que mes goûts étaient simples.

— Dites extravagants. On peut être sentimental dans la jeunesse, cela fait bien ; mais on n’en finit pas moins par se pourvoir du mieux possible. Vous étiez fait pour arriver. Je croyais autrefois, Roger, pouvoir être fière. de vous ; je voudrais encore…

— Je serais honteux de vous causer tant de déceptions, si notre vie avait encore des attaches communes ; mais…

— Ah ça ! pourquoi avez-vous l’air si gêné ? et pourquoi me laissez-vous marcher ainsi près de vous sans m’offrir le bras ? Auriez-vous à ménager cette petite personne là-bas, qui nous regarde d’un air si étrange ?

Roger n’avait pas osé depuis ce colloque regarder du côté de mesdemoiselles Renaud. Il suivit cette fois la direction des regards de madame Trentin et rencontra les yeux de Régine. Elle les détourna aussitôt ; mais l’expression de ce seul regard montra à Roger qu’elle avait compris, par une intuition particulière à l’amour, la signification de leur entretien, de la familiarité de madame Trentin vis-à-vis de lui, et de son attitude gênée à lui vis-à-vis d’elle. Il en fut saisi de honte et de douleur.

— À propos, reprit Marie, vous avez toujours mes lettres ? Avouez que je suis confiante… depuis quatre ans…

— Je vous les renverrai, en échange des miennes, n’est-ce pas ?

— Ah ! vous y tenez ? Vous allez vous marier, peut-être ?…

Quand Roger fut enfin délivré de sa visiteuse, Régine n’était plus là.

Elle souffrait ! Il en était sûr. Cela lui donna de l’audace, et, sur un prétexte, quittant sa sœur, il passa dans le jardin des Renaud. Ce ne fut pas sans un trouble profond qu’il s’approcha de ce coin des buis, où il n’avait pas pénétré depuis le temps des entrevues chastes et brûlantes du premier amour, C’était là qu’en son absence, autrefois elle venait rêver ; c’était là qu’elle devait pleurer maintenant. Il la vit en effet dans l’ombre épaisse ; assise sur une pierre, la tête dans ses mains, et il se jeta à ses genoux.

Régine tressaillit, eut peine à retenir un cri et se leva d’un bond. Dans le peu de jour qui restait, ses yeux étincelèrent.

— Quoi ! vous ici ? dit-elle. Ne vous rappelez-vous plus ce qu’était autrefois ce lieu ?

— J’ai senti que vous pleuriez et j’ai tout osé, répondit-il.

— Vous avez eu tort, dit Régine, avec amertume ; mon âme est remplie de dégoût, de haine, et ce n’est pas votre présence qui peut me guérir. Ne venez pas ainsi près de moi ! Pourquoi y êtes-vous jamais venu ? J’avais une foi, plus chère que ma vie : vous l’avez éteinte, J’avais un amour qui était mon culte : vous l’avez flétri. Laissez-moi, je vous en conjure. Ah ! vous pouvez venir ici, ce soir, ce soir, après !…

— Régine, ce malheur de ma vie est mort depuis longtemps.

— Laissez-moi, vous dis-je, et que m’importe ? Vos paroles me font mal ; vous m’avez changée de monde, je croyais, autrefois ; je ne sais plus que haïr et mépriser !

— Ah ! je le vois, dit-il en se relevant, il vous est impossible de me pardonner.

— Qu’est-ce que pardonner ? Oublier, soit ! Mais c’est cela qui est impossible. Autrefois je me confiais, les yeux fermés, à l’amour, avec émoi, mais avec bonheur ; aujourd’hui, j’ai peur de l’insulte et de l’étrangère. Nous ne sommes plus deux. C’est horrible ! Des pas impurs sont imprimés sur la neige de nos sentiers. Il vaut mieux mourir ou se séparer. Il faut que l’un de nous deux parte, Roger.