Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Comédies I.djvu/61

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je crois sentir derrière moi son fantôme charmant s’incliner sur mon épaule pour les lire ; maintenant que j’ai un nom sur les lèvres, ô mon ami ! quel est l’homme ici-bas qui n’a pas vu apparaître cent fois, mille fois, dans ses rêves, un être adoré, fait pour lui, devant vivre pour lui ? Eh bien ! quand un seul jour au monde on devrait rencontrer cet être, le serrer dans ses bras et mourir !

Damien.

Tout ce que je puis te répondre, Cordiani, c’est que ton bonheur m’épouvante. Qu’André l’ignore, voilà l’important !

Cordiani.

Que veut dire cela ? Crois-tu que je l’aie séduite ? qu’elle ait réfléchi et que j’aie réfléchi ? Depuis un an que je la vois tous les jours, je lui parle, et elle me répond ; je fais un geste, et elle me comprend. Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr’ouvertes, je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus. Et de quel droit ne serait-elle pas à moi ?

Damien.

De quel droit ?

Cordiani.

Silence ! j’aime et je suis aimé. Je ne veux rien analyser, rien savoir ; il n’y a d’heureux que les enfants qui cueillent un fruit et le portent à leurs lèvres sans