Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/16

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la lumière sans chaleur, enveloppèrent le monde d’un suaire livide.

On avait bien vu jusqu’alors des gens qui haïssaient les nobles, qui déclamaient contre les prêtres, qui conspiraient contre les rois ; on avait bien crié contre les abus et les préjugés ; mais ce fut une grande nouveauté que de voir le peuple en sourire. S’il passait un noble, ou un prêtre, ou un souverain, les paysans qui avaient fait la guerre commençaient à hocher la tête et à dire : Ah ! celui-là nous l’avons vu en temps et lieu ; il avait un autre visage. Et quand on parlait du trône et de l’autel, ils répondaient : Ce sont quatre ais de bois ; nous les avons cloués et décloués. Et quand on leur disait : Peuple, tu es revenu des erreurs qui t’avaient égaré ; tu as rappelé tes rois et tes prêtres, ils répondaient : Ce n’est pas nous ; ce sont ces bavards-là. Et quand on leur disait : Peuple, oublie le passé, laboure et obéis, ils se redressaient sur leurs sièges, et on entendait un sourd retentissement. C’était un sabre rouillé et ébréché qui avait remué dans un coin de la chaumière. Alors on ajoutait aussitôt : Reste en repos du moins ; si on ne te nuit pas, ne cherche pas à nuire. Hélas ! ils se contentaient de cela.

Mais la jeunesse ne s’en contentait pas. Il est certain qu’il y a dans l’homme deux puissances occultes qui combattent jusqu’à la mort : l’une, clairvoyante et froide, s’attache à la réalité, la calcule, la pèse, et juge le passé ; l’autre a soif de l’avenir et s’élance vers l’in-