Aller au contenu

Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/203

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Nous sentions bien qu’il y avait un tiers entre nous ; c’était l’amour que j’avais pour elle. Rien ne le trahissait dans mes actions, mais il parut bientôt sur mon visage ; je perdais ma gaieté, ma force, et l’apparence de santé que j’avais sur les joues. Un mois ne s’était pas encore écoulé que je ne ressemblais plus à moi-même.

Cependant, dans nos entretiens, j’insistais toujours sur mon dégoût du monde, sur l’aversion que j’éprouvais d’y rentrer jamais. Je prenais à tâche de faire sentir à madame Pierson qu’elle ne devait pas se reprocher de m’avoir reçu de nouveau chez elle. Tantôt je lui peignais ma vie passée sous les couleurs les plus sombres, et lui donnais à entendre que, s’il fallait me séparer d’elle, je resterais livré à une solitude pire que la mort ; je lui disais que j’avais la société en horreur, et le récit fidèle de ma vie, que je lui avais fait, lui prouvait que j’étais sincère. Tantôt j’affectais une gaieté qui était bien loin de mon cœur, pour lui dire qu’en me permettant de la voir, elle m’avait sauvé du plus affreux malheur ; je la remerciais presque à chaque fois que j’allais chez elle, afin d’y pouvoir retourner le soir ou le lendemain. — Tous mes rêves de bonheur, lui disais-je, toutes mes espérances, toute mon ambition, sont renfermés dans ce petit coin de terre que vous habitez ; hors de l’air que vous respirez, il n’y a point de vie pour moi.

Elle voyait ce que je souffrais, et ne pouvait s’empêcher de me plaindre. Mon courage lui faisait pitié, et il se répandait sur toutes ses paroles, sur ses gestes mêmes