Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/224

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

prêt à défaillir, elle resta les lèvres ouvertes, le corps penché comme une statue. — Dieu du ciel ! s’écria-t-elle, est-ce possible ?

Tu souris peut-être, lecteur, en lisant cette page ; moi qui l’écris, j’en frémis encore. Les malheurs ont leurs symptômes comme les maladies, et il n’y a rien de si redoutable en mer qu’un petit point noir à l’horizon.

Cependant, quand le jour parut (qui, dans l’été, se lève de bonne heure), ma chère Brigitte tira au milieu de la chambre une petite table ronde en bois blanc ; elle y posa de quoi souper, ou, pour mieux dire, de quoi déjeuner, car déjà les oiseaux chantaient et les abeilles bourdonnaient sur le parterre. Elle avait tout préparé elle-même, et je ne bus pas une goutte qu’elle n’eût porté le verre à ses lèvres. La lumière bleuâtre du jour, perçant les rideaux de toile bariolés, éclairait son charmant visage et ses grands yeux un peu battus ; elle se sentait envie de dormir et laissa tomber, tout en m’embrassant, sa tête sur mes épaules, avec mille propos languissants.

Je ne pouvais lutter contre un si charmant abandon, et mon cœur se rouvrait à la joie ; je me crus délivré tout à fait du mauvais rêve que je venais de faire, et je lui demandai pardon d’un moment de folie dont je ne pouvais me rendre compte. — Mon amie, lui dis-je du fond du cœur, je suis bien malheureux de t’avoir adressé un reproche injuste sur un badinage innocent ; mais, si tu m’aimes, ne me mens jamais, fût-ce sur les moindres