Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/87

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horrible et de si doux, et une impudence si singulièrement mêlée de pitié, que je ne savais qu’en penser. Je voyais bien que c’était une fille, et c’était la première que j’approchais. Si elle m’eût pris la main dans la rue, elle m’eût fait horreur ; mais il me paraissait si bizarre qu’une créature que je n’avais jamais vue, quelle qu’elle fût, vînt, sans me dire un mot, souper en face de moi et m’essuyer mes larmes avec son mouchoir, que je restais interdit, à la fois révolté et charmé. J’entendis que le cabaretier lui demandait si elle me connaissait ; elle répondit qu’oui, et qu’on me laissât tranquille. Bientôt les joueurs s’en allèrent ; et le cabaretier ayant passé dans son arrière-boutique après avoir fermé sa porte et ses volets au dehors, je restai seul avec cette fille.

Tout ce que je venais de faire était venu si vite, et j’avais obéi à un mouvement de désespoir si étrange, que je croyais rêver, et que mes pensées se débattaient dans un labyrinthe. Il me semblait, ou que j’étais fou, ou que j’avais obéi à une puissance surnaturelle.

— Qui es-tu ? m’écriai-je tout d’un coup, que me veux-tu ? d’où me connais-tu ? qui t’a dit d’essuyer mes larmes ? Est-ce ton métier que tu fais et crois-tu que je veuille de toi ? Je ne te toucherais pas seulement du bout du doigt. Que fais-tu là ? réponds. Est-ce de l’argent qu’il te faut ? Combien vends-tu cette pitié que tu as ?

Je me levai et voulus sortir ; mais je sentis que je