Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/238

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Puisque ton père l’exigeait et puisque tu allais partir, je ne croyais pas mal faire en essayant de prendre un autre amant. Jamais je n’ai rien éprouvé de pareil, et jamais je n’ai rien vu de si drôle que sa figure quand je lui ai déclaré que je retournais chez moi.

« Ta lettre m’a désolée ; je suis restée au coin de mon feu pendant deux jours, sans pouvoir dire un mot ni bouger. Je suis née bien malheureuse, mon ami. Tu ne saurais croire comme le bon Dieu m’a traitée depuis une pauvre vingtaine d’années que j’existe : c’est comme une gageure. Enfant, on me battait, et quand je pleurais, on m’envoyait dehors. — Va voir s’il pleut, disait mon père. Quand j’avais douze ans, on me faisait raboter des planches ; et quand je suis devenue femme, m’a-t-on assez persécutée ! Ma vie s’est passée à tâcher de vivre, et finalement à voir qu’il faut mourir.

« Que Dieu te bénisse, toi qui m’as donné mes seuls, seuls jours heureux ! J’ai respiré là une bonne bouffée d’air ; que Dieu te la rende ! Puisses-tu être heureux, libre, ô ami ! Puisses-tu être aimé comme t’aime ta mourante, ta pauvre Bernerette !

« Ne t’afflige pas ; tout va être fini. Te souviens-tu d’une tragédie allemande que tu me lisais un soir chez nous ? Le héros de la pièce demande : « Qu’est-ce que nous crierons en mourant ? — Liberté ! » répond le petit Georges. Tu as pleuré en lisant ce mot-là. Pleure donc ! c’est le dernier cri de ton amie.

« Les pauvres meurent sans testament ; je t’envoie