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Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/264

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commença par écrire rapidement quelques vers où respirait une certaine verve. L’espérance, l’amour, le mystère, toutes les expressions passionnées ordinaires aux poètes, se présentaient enfouie à son esprit. — Mais, pensa-t-il, ma marraine m’a dit que j’avais affaire à l’une des plus nobles et des plus belles dames de Venise ; il me faut donc garder un ton convenable et l’aborder avec plus de respect.

Il effaça ce qu’il avait écrit, et, passant d’un extrême à l’autre, il rassembla quelques rimes sonores auxquelles il s’efforça d’adapter, non sans peine, des pensées semblables à sa dame, c’est-à-dire les plus belles et les plus nobles qu’il put trouver. À l’espérance trop hardie il substitua le doute craintif ; au lieu de mystère et d’amour, il parla de respect et de reconnaissance. Ne pouvant célébrer les attraits d’une femme qu’il n’avait jamais vue, il se servit, le plus délicatement possible, de quelques termes vagues qui pouvaient s’appliquer à tous les visages. Bref, après deux heures de réflexions et de travail, il avait fait douze vers passables, fort harmonieux et très insignifiants.

Il les mit au net sur une belle feuille de parchemin, et dessina sur les marges des oiseaux et des fleurs qu’il coloria soigneusement. Mais, dès que son ouvrage fut achevé, il n’eut pas plus tôt relu ses vers, qu’il les jeta par la fenêtre, dans le canal qui passait près de sa maison. — Que fais-je donc ? se demanda-t-il ; à quoi bon poursuivre cette aventure, si ma conscience ne parle pas ?