Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/276

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que je n’en puis soulager. Ceux que je ne connais pas, je les plains ; mais si j’en vois un, il faut que je l’aide. Il m’est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu’à chercher les pauvres, je ne suis pas assez riche pour cela ; mais quand je les trouve, je fais l’aumône.

— En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire ; il n’en manque pas dans ce pays-ci.

— Qu’importe ? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d’être témoin ; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin ? Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras ; elle ne mérite peut-être pas la compassion qu’elle fait naître ; mais cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, qui déjà ne semblent pas plus se soucier d’elle que si elle n’était plus au monde, et qui l’aidaient hier à se ruiner ? À qui peut-elle avoir recours ? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son cœur, pendant que sa compagne meurt de faim ? Je t’avoue, mon cher Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite évaporée d’hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et babillant chez toi, au moment même où l’autre, l’héroïne de son conte, expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en amies, presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les théâtres, les bals, les cafés, et ne