Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/290

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l’avait repêchée, parce que les bateliers la tiraient par les jambes, et qu’ils lui avaient, à ce qu’elle disait, raclé la tête sur le bord du bateau.

— Assez ! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. Réponds-moi sérieusement : crois-tu que de si horribles épreuves, tant de fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit ? Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir de l’expérience ? Y a-t-il un démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la folie, ou, malgré tant d’extravagances, peuvent-elles revenir au bien ? En voilà une qui prie Dieu, dis-tu ? elle va à l’église, elle remplit ses devoirs, elle vit honnêtement de son travail ; ses compagnes paraissent l’estimer,… et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe sans cesse de l’étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles qu’elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée, un peu d’aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables ? S’il en est ainsi, dis-le-moi ; une occasion s’offre à nous. Allons de ce pas chez la pauvre Rougette ; elle est sans doute encore bien souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de leur parler un langage sincère ; je ne veux