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n’entendait pas le français : « Cire, brosse mes souliers, vilain cosaque ! »

Cependant le vieux soldat nous promena sur ses chevaux autour du jardin avec tant de complaisance qu’il gagna peu à peu notre affection. Le jour que son régiment partit, nous allâmes dire adieu à notre ami Martin. Au moment de monter à cheval, il nous pressa dans ses bras ; de grosses larmes coulèrent sur sa moustache grise. Peut-être ce brave homme avait-il laissé dans son pays des enfants dont il s’était séparé avec plus de douleur qu’il n’en ressentait en nous quittant.

Au mois de juin de cette année 1814, je fus séparé de mon frère pendant quelques jours. Notre père cherchait une femme pour un de ses cousins, et notre mère avait justement une charmante cousine à marier. Cette cousine habitait Joinville. On me laissa chez la grand’tante Denoux, et on partit pour la Champagne, où le mariage eut lieu. Durant le voyage, la tête blonde de mon frère, toujours à la portière de la chaise de poste, attira l’attention des paysans, qui s’imaginèrent voir le roi de Rome. Il y eut une émeute dans un village où l’on s’arrêta pour changer de chevaux, et l’on eut quelque peine à se tirer des mains des Champenois, persuadés qu’ils avaient sous les yeux le fils du grand exilé de l’île d’Elbe.

Notre mère jouissait, comme l’empereur Napoléon, du privilège d’être infaillible. Notre confiance dans la