Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/200

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Nous avions pour voisine une jeune femme qui s’appelait madame Daniel ; elle ne manquait pas de beauté, encore moins de coquetterie ; elle était pauvre et voulait passer pour riche ; elle venait nous voir après dîner, et jouait toujours gros jeu contre nous, quoique ses pertes la missent mal à l’aise ; elle chantait et n’avait point de voix. Au fond de ce village ignoré, où sa mauvaise destinée la forçait à s’ensevelir, elle se sentait dévorée d’une soif inouïe de plaisir. Elle ne parlait que de Paris, où elle mettait les pieds deux ou trois jours par an ; elle prétendait suivre les modes ; ma chère Brigitte l’y aidait de son mieux, tout en souriant de pitié. Son mari était employé au cadastre ; il la menait, les jours de fête, au chef-lieu du département, et, affublée de tous ses atours, la petite femme dansait là de tout son cœur avec la garnison, dans les salons de la préfecture. Elle en revenait les yeux brillants et le corps brisé ; elle arrivait alors chez nous, afin d’avoir à conter ses prouesses, et les petits chagrins qu’elle avait causés. Le reste du temps, elle lisait des romans, n’ayant jamais rien vu de son ménage, qui du reste n’était pas ragoûtant.

Toutes les fois que je la voyais, je ne manquais pas de me moquer d’elle, ne trouvant rien de si ridicule que cette vie qu’elle croyait mener ; j’interrompais ses récits de fête pour lui demander des nouvelles de son mari et de son beau-père, qu’elle détestait par-dessus tout, l’un parce qu’il était son mari, et l’autre parce qu’il n’était qu’un paysan ; enfin nous n’étions guère ensemble sans nous disputer sur quelque sujet.

Je m’avisai, dans mes mauvais jours, de faire la cour à cette femme uniquement pour chagriner Brigitte. « Voyez, disais-je, comme madame Daniel entend parfaitement