Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/74

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toutes trois vides, elle sourit. Je vis qu’elle avait des dents superbes et d’une blancheur éclatante ; je lui pris la main et la priai de s’asseoir près de moi ; elle le fit de bonne grâce, et demanda, pour son compte, qu’on lui apportât à souper.

Je la regardais sans dire un mot et j’avais les yeux pleins de larmes ; elle s’en aperçut et me demanda pourquoi. Mais je ne pouvais lui répondre ; je secouais la tête, comme pour faire couler mes pleurs plus abondamment, car je les sentais ruisseler sur mes joues. Elle comprit que j’avais quelque chagrin secret, et ne chercha pas à en deviner la cause ; elle tira son mouchoir, et, tout en soupant fort gaîment, elle m’essuyait de temps en temps le visage.

Il y avait dans cette fille je ne sais quoi de si horrible et de si doux, et une impudence si singulièrement mêlée de pitié, que je ne savais qu’en penser. Si elle m’eût pris la main dans la rue, elle m’eût fait horreur ; mais il me paraissait si bizarre qu’une créature que je n’avais jamais vue, quelle qu’elle fût, vînt, sans me dire un mot, souper en face de moi et m’essuyer mes larmes avec son mouchoir, que je restais interdit, à la fois révolté et charmé. J’entendis que le cabaretier lui demandait si elle me connaissait ; elle répondit qu’oui, et qu’on me laissât tranquille. Bientôt les joueurs s’en allèrent ; et le cabaretier ayant passé dans son arrière-boutique après avoir fermé sa porte et ses volets au-dehors, je restai seul avec cette fille.

Tout ce que je venais de faire était venu si vite, et j’avais obéi à un mouvement de désespoir si étrange, que je croyais rêver, et que mes pensées se débattaient dans un labyrinthe. Il me semblait, ou que j’étais fou, ou que j’avais obéi à une puissance surnaturelle.