Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/93

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de sang que les lambeaux de leur chair tracent sur les arbres, ni les yeux des loups qui se teignent de pourpre à leur suite, ni le désert, ni les corbeaux.

Lancé dans cette vie par les circonstances que j’ai dites, j’ai à dire maintenant ce que j’y ai vu.

La première fois que j’ai vu de près ces assemblées fameuses qu’on appelle les bals masqués des théâtres, j’avais entendu parler des débauches de la Régence, et d’une reine de France déguisée en marchande de violettes. Je trouvai là des marchandes de violettes déguisées en vivandières. Je m’attendais à du libertinage ; mais en vérité il n’y en a point là. Ce n’est pas du libertinage que de la suie, des coups, et des filles ivres mortes sur des bouteilles cassées.

La première fois que j’ai vu des débauches de table, j’avais entendu parler des soupers d’Héliogabale, et d’un philosophe de la Grèce qui avait fait des plaisirs des sens une espèce de religion de la nature. Je m’attendais à quelque chose comme de l’oubli, sinon comme de la joie ; je trouvai là ce qu’il y a de pire au monde, l’ennui tâchant de vivre, et des Anglais qui se disaient : « Je fais ceci ou cela, donc je m’amuse. J’ai payé tant de pièces d’or, donc je ressens tant de plaisir. » Et ils usent leur vie sur cette meule.

La première fois que j’ai vu des courtisanes, j’avais entendu parler d’Aspasie qui s’asseyait sur Alcibiade en discutant avec Socrate. Je m’attendais à quelque chose de dégourdi, d’insolent, mais de gai, de brave et de vivace, quelque chose comme le pétillement du vin de Champagne ; je trouvai une bouche béante, un œil fixe, et des mains crochues.

La première fois que j’ai vu des courtisanes titrées, j’avais lu Boccace et Bandello ; avant tout j’avais lu Shakespeare.