Page:Musset - Poésies nouvelles (Charpentier 1857).djvu/125

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De taudis en taudis colportant ma misère,
Ruminant de Fourier le rêve humanitaire,
Empruntant çà et là le plus que je pouvais,
Dépensant un écu sitôt que je l’avais ;
Délayant de grands mots en phrases insipides ;
Sans chemise et sans bas, et les poches si vides,
Qu’il n’est que mon esprit au monde d’aussi creux ;
Tel je vécus, râpé, sycophante, envieux.

Durand.

Je le sais ; quelquefois, de peur que tu ne meures,
Lorsque ton estomac criait : « Il est six heures ! »
J’ai, dans ta triste main, glissé, non sans regret,
Cinq francs, que tu courais perdre chez Bénazet.
Mais que fis-tu plus tard ? car tu n’as pas, je pense,
Mené jusqu’aujourd’hui cette affreuse existence ?

Dupont.

Toujours ! J’atteste ici Brutus et Spinosa
Que je n’ai jamais eu que l’habit que voilà.
Et comment en changer ? À qui rend-on justice ?
On ne voit qu’intérêt, convoitise, avarice.
J’avais fait un projet… je te le dis tout bas…
Un projet !… mais au moins tu n’en parleras pas…
C’est plus beau que Lycurgue, et rien d’aussi sublime
N’aura jamais paru si Ladvocat m’imprime.
L’univers, mon ami, sera bouleversé.
On ne verra plus rien qui ressemble au passé ;
Les riches seront gueux et les nobles infâmes ;
Nos maux seront des biens, les hommes seront femmes,
Et les femmes seront… tout ce qu’elles voudront.
Les plus vieux ennemis se réconcilieront,
Le Russe avec le Turc, l’Anglais avec la France,
La foi religieuse avec l’indifférence.