Page:Musset - Premières Poésies Charpentier 1863.djvu/221

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FRANK

Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres.
Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres ;
J’attendrai pour cela qu’on m’ait coupé les mains.
Je ne ferai jamais qu’un maigre parasite,
Car ce n’est qu’un long jeûne et qu’une faim maudite
Qui me feront courir à l’odeur des festins.
Je tire mieux que vous, et j’ai meilleure vue.
Pourquoi ne vois-je rien ? voilà la question.
Suis-je un épouvantail ? — ou bien l’occasion,
Cette prostituée, est-elle devenue
Si boiteuse et si chauve, à force de courir,
Qu’on ne puisse à la nuque une fois la saisir ?
J’ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine, —
Mon voisin l’a tué, mais je ne l’ai pas vu.

LE CHŒUR

Et si c’est ton voisin, pourquoi le maudis-tu ?
C’est la communauté qui fait la force humaine.
Frank, n’irrite pas Dieu, — le roseau doit plier.
L’homme sans patience est la lampe sans huile,
Et l’orgueil en colère est mauvais conseiller.

FRANK

Votre communauté me soulève la bile.
Je n’en suis pas encore à mendier mon pain.
Mordieu ! voilà de l’or, messieurs, j’ai de quoi vivre.
S’il plaît à l’ennemi des hommes de me suivre,
Il peut s’attendre encore à faire du chemin.
Il faut être bâtard pour coudre sa misère
Aux misères d’autrui. — Suis-je un esclave ou non ?
Le pacte social n’est pas de ma façon :
Je ne l’ai pas signé dans le sein de ma mère.
Si les autres ont peu, pourquoi n’aurais-je rien ?
Vous qui parlez de Dieu, vous blasphémez le mien.