Page:Musset - Premières Poésies Charpentier 1863.djvu/83

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— Quel homme fut jamais si grand, qu’il se pût croire
Certain, ayant vécu, d’avoir une mémoire
Où son souvenir, jeune et bravant le trépas,
Pût revivre une vie et ne s’éteindre pas ?
Les larmes d’ici-bas ne sont qu’une rosée
Dont un matin au plus la terre est arrosée,
Que la brise secoue, et que boit le soleil ;
Puis l’oubli vient au cœur, comme aux yeux le sommeil.

Dalti, le front baissé, tantôt sur son amante
Promenait ses regards, tantôt sur l’eau dormante.
Ainsi muet, penchant sa tête sur sa main,
Il sembla quelque temps demeurer incertain.
« Portia, dit-il enfin, ce que vous pouviez faire,
Vous l’avez fait ; c’est bien. Parlez-moi sans mystère ;
Vous en repentez-vous ? — Moi, dit-elle, de quoi ?
— D’avoir, dit l’étranger, abandonné pour moi
Vos biens, votre maison et votre renommée ? »
Il fixa de ses yeux perçants sa bien-aimée,
Et puis il ajouta d’un ton dur : « Votre époux ? »
Elle lui répondit : « J’ai fait cela pour vous ;
Je ne m’en repens pas. »

Je ne m’en repens pas. »— ô nature, nature !
Murmura l’étranger, vois cette créature ;
Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir,
Cette fleur avait mis dix-huit ans à s’ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite ?
C’est bien, poursuivit-il, c’est bien, elle est à moi.
Viens, dit-il à Portia ; viens et relève-toi.
T’est-il jamais venu dans l’esprit de connaître
Qui j’étais, qui je suis ?