Page:Musset - Premières Poésies Charpentier 1863.djvu/85

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Voyait seul quelquefois tomber mes pleurs amers
Au sein des flots sans borne et des profondes mers ;
Mais c’était tout. D’ailleurs, je vivais seul, tranquille,
Couchant où je pouvais, rarement à la ville.
Mon père cependant, qui, pour un batelier,
Était fier, m’avait fait d’abord étudier ;
Je savais le toscan, et j’allais à l’église :
Ainsi dès ce temps-là je connaissais Venise.

Un soir, un grand seigneur, Michel Gianinetto,
Pour donner un concert, me loua mon bateau.
Sa maîtresse (c’était, je crois, la Muranèse)
Y vint seule avec lui ; la mer était mauvaise ;
Au bout d’une heure au plus un orage éclata.
Elle, comme un enfant qu’elle était, se jeta
Dans mes bras, effrayée, et me serra contre elle.
Vous savez son histoire, et comme elle était belle ;
Je n’avais jusqu’alors rien rêvé de pareil,
Et de cette nuit-là je perdis le sommeil. »

L’étranger, à ces mots, parut reprendre haleine ;
Puis, Portia l’écoutant et respirant à peine,
Il poursuivit :

Il poursuivit : « Venise, ô perfide cité,
À qui le ciel donna la fatale beauté !
Je respirai cet air dont l’âme est amollie,
Et dont ton souffle impur empesta l’Italie !
Pauvre et pieds nus, la nuit, j’errais sous tes palais,
Je regardais tes grands, qu’un peuple de valets
Entoure, et rend pareils à des paralytiques,
Tes nobles arrogants, et tous tes Magnifiques,
Dont l’ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sous un toit de marbre et sur un pavé d’or.