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10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le Musée Ingres, ou, pour employer une formule connue, la naissance de la sensibilité ! Qu'elle est émou- vante, et presque embrasée, l'atmosphère de ces petites salles au plafond bas ! On y éprouve la même ivresse qu'au dépouillement et au contact des manuscrits et des brouil- lons d'un grand poète. Ivresse d'un ordre, si je puis dire, général, ivresse presque métaphysique, puisqu'elle est puisée aux sources mêmes, non pas de la sensibilité artiste d'Ingres, mais de toute génération esthétique. Car, chose étrange, ces dessins considérés en soi, n'émeuvent point. Leur perfection d'exactitude conclut à je ne sais quel matérialisme dont l'esprit est tout offusqué. On se repré- sente au contraire quelle exaltation de pensée, quelle flamme, quelle sublimation de matière proposerait à l'ima- gination et à l'âme une aussi abondante collection de dessins de Delacroix. Des deux, c'est lui, Delacroix, le grand maître de la couleur en mouvement, qui est l'idéa- liste. Et c'est Ingres qui est décrété d'idéalisme ! Quelle ironie, quelles infinies contradictions sont incluses dans toute définition ! Que de sens détournés, que d'expériences faussées n'y a-t-il pas à redresser de la sorte, à propos de tout grand artiste ! C'est que tout grand artiste contient en soi toute la nature, et chacun de nous n'exprime d'elle que ce qu'il peut, et par le côté qui s'adapte le mieux à ses propres capacités.

Ce petit bourgeois de Jean-Dominique Ingres, entêté, sectaire et sensuel, qui portait en lui tout un Olympe, tout un monde de force, d'orgueil et de volupté, je voudrais le saisir au moment que, désobstrué des traditions davidiennes, et n'ayant pas encore versé dans le culte aveugle et l'idolâtrie de Raphaël, il était tout à fait lui-

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