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Au contraire les Russes, à eux tous, n’employaient même pas tout celui qui leur était réservé. Ils vivaient spontanément à l’état aggloméré. Ils formaient une seule troupe, un véritable « banc ». Je les revois encore, tous en paquet autour du poêle, se racontant interminablement des histoires (quand je leur demandais ce qu’ils faisaient : « Onne razskazivaïette, il raconte ! » me répondaient-ils), ou bien chantant en chœur avec une douceur, une tendresse, une harmonie inimitables. Il y en avait qui étaient assis sur des tabourets, d’autres debout juste dans leur dos, d’autres à califourchon au-dessus d’eux sur les porte-selles (nous étions logés dans une écurie). Et cet étagement n’était que l’image sensible de la mutuelle et toute naturelle implication de leurs âmes.

Il y avait des disputes entre eux, et même peut-être plus fréquentes et plus durables qu’entre nous. Quand il en éclatait une, on pouvait compter qu’elle occuperait la journée tout entière. Mais tout de suite on y sentait un manque inouï de gravité. Elle prenait comme un incendie à ras de terre, mais qui ne consumera jamais que des brindilles. Ce n’étaient pas des individualités qui s’affrontaient, se colletaient, qui cherchaient le faible l’une de l’autre, et à se jeter par terre l’une ou l’autre. Rien de méchant, rien de mortel. D’avance on était sûr qu’il n’y aurait pas de victimes. Il ne fallait que les entendre gazouiller, avec leur voix perchée, douce et fausse, pareils à une nichée d’oiseaux. Ils se moquaient les uns des autres, et de temps en temps un tendre rire secouait à la fois toute l’assemblée. Surtout ils n’avaient aucune envie de finir. Leur différend était entre eux comme le furet qu’on se fait passer en cachette dans la