L ISOLEMENT 239
la poitrine, désireux de voir le va et vient du quai et à l'instant où mon menton touchait le rebord du vasistas je Taperçus. Cet homme ne marchait pas le long des wagons : il se déplaçait en longeant les wagons, en se soutenant de l'aiselle gauche sur Tépaule d'un domestique noir, et étayait en outre ses pas à l'aide d'une canne de buis, énorme et ferrée. D'abord je fus tout yeux pour cette canne : elle me faisait vivre des instants de France, car je la trouvais toute pareille à celles qui, d'ordinaire, se trouvent aux poings des facteurs ruraux. Je revoyais l'un d'eux qui fut en Bourgogne ma petite joie quotidienne, à l'époque des grandes vacances passées chez mon grand- père. C'était moi qui courais à la grille sur le coup de sonnette de l'homme recevoir à travers les bar- reaux les lettres et le journal : il tendait à ma main lettres et journal, et il avait accroché à son avant-bras le corbin de sa canne ; son chapeau de paille avait un ruban où brillaient les lettres d'or des mots : Postes et Télégra- phes ; sa blouse de toile bleue bien empesée et fermée sur sa poitrine d'une gourmette de cuivre avait une raideur qui la rendait solide, comme le drapeau de fer rouge- blanc-bleu planté au dessus de la porte de la mairie. Derrière moi grinçaient les graviers de la cour sous les pas de la bonne qui venait, un verre de vin à la main. Elle l'offrait au facteur de la même façon qu'il m'avait passé le courrier. Il buvait : son coude droit se haussait et sa tête allait à la renverse sur sa nuque selon qu'à mesure qu'il se vidait la déclivité du verre s'accentuait au bord des lèvres ; tout ce temps, à son aisselle, la chemise trempée de sueur reluisait au soleil. Ayant bu, le facteur d'un coup brusque du poignet éloignait le verre de sa
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