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Page:NRF 14.djvu/451

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NOTES 445

délicat de faire le départ du parlant d'avec celui qui l'écoute, et plus délicat encore où nous sommes précisément l'un de ces deux-là, où nous avons pris parti. Ainsi nous paraît-il, suivant le cas, que notre auditeur entend ce que nous disons, ou notre parleur se figure à lui-même ce que nous entendons, dans le même ordre et sur le mê- me plan que nous faisons nous-mêmes. Illusion très générale, utile peut-être, et qui tient sa bonne place dans les lieux communs de la critique littéraire. 11 n'est guère douteux que Bréal s'y laisse prendre et Darmesteter.

Car l'image se trouve jouer pour ces deux linguistes, qui dans le même moment considèrent ce mot actuel, abstrait : accoster et cet autre mot, différent, cependant le même : côte. Elle joue à la faveur de cet écart, comme il arrivail plus haut de fourchette à cuillère trouée ou, pour le professeur, de mise au net à coup de rabot. Le seul tort de Bréal est d'admettre que le Latin ou le Français d'il y a quatre cents ans (et tout aussi bien celui d'aujour- d'hui) usait de sa langue avec une telle science, et un tel détachement.

M. A. Meillet dont on sait qu'il est le linguiste, de nos jours, le plus scrupuleux et le plus savant, écrit :

« Le principe essentiel des changements de sens est dans l'exis- tence de groupements sociaux à l'intérieur du milieu où une langue est parlée... Ces changements tiennent aux emprunts que fait la langue commune aux langues particulières de ces groupements.

Arriver signifie étymologiquement aborder, c'est adripare et ce sens est bien maintenu, par exemple dans le portugais arribar : mais pour un marin, aborder c'est être au terme du voyage ; si de la langue des marins le terme passe à la langue commune, il signi- fie simplement ce que signifie le français arriver. Le mot arracher représente un ancien ex-radicare « tirer la racine » : dans le langage des cultivateurs ce terme est d'usage fréquent ; s'il passe à la langue commune la notion de racine disparaît et il ne reste que l'idée de tirer un objet engagé dans quelque chose. » (i)

Des explications d'ordre voisin, et relevant de la deuxième illusion que l'on a marquée, seraient ici possibles. On ne les supposera pas : au surplus leur possibilité seule importe, et l'existence,

1. A. Meillet. Comment les mots chcmgent de sens. Année sociolo- gique, 1905-1906.

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