Page:NRF 14.djvu/480

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

474 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

UNE LETTRE DE PAUL VALÉRY à propos du Coup de dès, de Mallarmé :

 propos de l'interdiction, signifiée par le docteur Bonniot, de porter à la scène le Coup de dés de Mallarmé, Paul Valéry écrit au directeur des Marges (i) une lettre dans laquelle il définit en termes admirables le caractère profond du chef-d'œuvre disputé. Nous tenons à mettre les plus essentielles de ses remarques sous les yeux de nos lecteurs :

« J'ai peut-être, moi aussi, quelques mots à dire sur ce Coup de dés, — que les nouveaux défenseurs de Mallarmé s'obstinent à inti- tuler : Coup de dés. Je crois bien que je suis le premier homme qui ait vu cet ouvrage extraordinaire. A peine l'eût-il achevé, Mallarmé me pria de venir chez lui; il m'introduisit dans sa chambre de la rue de Rome, où derrière une antique tapisserie reposèrent jusqu'à sa mort, signal par lui donné de leur destruction, les paquets de ses notes, le secret matériel de son grand œuvre inaccompli. Sur sa table de bois très sombre, carrée, aux jambes torses, il disposa le manuscrit de son poème; et il se mit à lire d'une voix basse, égale, sans le moindre « effet », presque à soi-même...

« Mallarmé, m'ayant lu le plus uniment du monde son Coup de

dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voir la figure d'une pensée, pour la première fois placée dans notre espace... Ici, véritablement, l'étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L'attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. Je contemplais à mon aise d'inappréciables instants : la fraction d'une seconde, pendant laquelle s'étonne, brille s'anéantit une idée ; l'atome de temps, germe de siècles psychologiques et de conséquences infinies, — paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sen- sible. C'étaient, murmures, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu'à l'extrême de la pensée, jusqu'à un point d'ineffable rupture ; là, le prestige se produisait ; là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment dans le même

(1) Les Marges, n° du 15 février 1920.

�� �