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83S . LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une hâte bégayante, il tira de son portefeuille une pho- tographie ;

— Comme elle vous ressemble ! m'écriai-je.

— Oh ! n'est-ce pas ! fit-il dans une jubilation subite. J'avais dit ce mot sans intention, mais il y trouvait plus de réconfort que dans une protestation d'amitié.

— Maintenant vous savez tous mes secrets, reprit-il, après que je lui eus rendu l'image. Vous me raconterez les vôtres, n'est-ce pas ?

Déjà, tout en lisant les lettres de sa sœur, j'avais dis- traitement évoqué Em... Auprès de ces tristesses désen- chantées, de quel rayonnement se nimbait le beau visage de mon amie ! Le vœu que j'avais fait de lui garder tout l'amour de ma vie gonflait mon cœur où foisonnait la joie ; d'indistinctes ambitions déjà tout au fond de moi s'agitaient; mille velléités confuses : chants, rires, danses et bondissantes harmonies formaient cortège à mon amour. A la question d'Abel je sentis, gonflé de tant de biens, mon cœur s'étrangler dans ma gorge. Et, décem- ment, devant sa pénurie, puis-je étaler mes trésors, pen- sais-je ? En détacherai-je quelque parcelle ? Mais quoi ! c'était le bloc d'une fortune immense, un lingot qui ne se laissait pas monnayer. Je regardai de nouveau le paquet de lettres autour duquel Abel renouait avec appli- cation la faveur, la petite armoire vidée... et quand Abel de nouveau me demanda :

— Dites-moi vos secrets, voulez-vous ? Je répondis :

— Je n'en ai pas.

ANDRÉ GIDE

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