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904 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui possède la faculté de jouer à la fois de plusieurs instru- ments. Moi je subissais son charme tout comme les autres. Et à présent je n'aurais qu'un désir, ce serait de le voir une fois encore — et je ne le reverrai plus jamais.

Des journalistes vi-ennent d'arriver, disant qu'un télé- gramme, parvenu à Rome, dément la nouvelle de « la mort de Tolstoï ». Ils s'agitaient et bavardaient, exprimant avec redondance leur sympathie pour la Russie. Les journaux russes ne permettent plus le doute.

Lui mentir, fût-ce par pitié, était impossible ; même lors- qu'il 'était sérieusement malade, l'on ne pouvait s'apitoyer sur lui. Témoigner de la pitié à un homme de sa trempe eût été banal. Il était de ceux qu'il fallait soigner, chérir, mais non couvrir de la poussière verbeuse de paroles usées et sans vie.

Il lui arrivait souvent de vous demander : « Vous n'avez pas d'affection pour moi ? » Et force vous était de lui répondre : « Non, je n'en ai pas.

— Vous ne m'aimez pas ? — Non^ aujourd'hui je ne vous aime pas. »

Il était sans merci dans ses questions, réservé dans -ses réponses, ainsi qu'il sied à un sage.

Lorsqu'il parlait du passé, et en particulier de Tourgue- niev, ce qu'il disait était d'une surprenante Jjeauté. S'expri- mait-il sur Fet, c'était toujours avec un sourire bienveillant et qu'accompagnait quelque remarque amusante ; sur Nekrassov, c'était avec froideur et scepticisnie. Mais il traitait tous les écrivains exactement comme s'ils étaient ses enfants, et que lui, le père, connût tous leurs défauts.

C'était sa manière, de relever leurs défauts avant leurs mérites, et chaque fois qu'il critiquait l'un d'eux, il me sena- blait qu'il faisait la charité à ses auditeurs, tant ils produi- saient à côté de lui l'impression de pauvres ; en l'écoutant à ces moments, on se sentait mal à l'aise ; sans le vouloir on

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