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Page:NRF 16.djvu/13

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nons qu’elle est sur le point de nous trahir, c’est la vie elle-même et malgré que nous ne la sentions plus la même, nous croyons encore en elle, mais demeurons dans le doute jusqu’au jour qu’elle nous a enfin abandonnés.

Je mis ma grand’mère dans l’ascenseur du Professeur E… et au bout d’un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu’il fût, son air rogue changea car les habitudes sont les plus fortes et il avait gardé celle d’être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Comme il savait ma grand’mère très lettrée, et qu’il l’était aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur le temps radieux qu’il faisait, puis l’assit dans un fauteuil, lui à contre-jour de manière à bien l’examiner. Cet examen fut minutieux, nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchât à sa fin, à refaire quelques citations à ma grand’mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines que, pour elles-mêmes, j’eusse préféré entendre un autre jour, mais qui me rassurèrent complètement par leur ton amusé. Je me rappelai aussitôt que M. Fallières, Président du Sénat, avait eu, il y avait nombre d’années, une fausse attaque et qu’au désespoir de ses concurrents il s’était mis trois jours après à reprendre ses fonctions de président, et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la Présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de ma grand’mère fut d’autant plus complète que, au moment où je me rappelais l’exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du Professeur E. Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le sourcil en voyant qu’il était en retard de cinq minutes et tout en nous disant adieu sonna pour qu’on apportât immédiatement son habit. Je laissai ma grand’mère passer devant, refermai la porte et demandai la vérité au Professeur. « Votre grand’mère est perdue, me dit-il. C’est une attaque provoquée par l’urémie.