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582 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La fille de Françoise n'est plus en prison. Aucun juge de ce monde n'a pu établir qu'elle ait tué. Une autre de ses filles revient de loin la voir. Elle est la maîtresse d'un prince russe et porte un manteau de dentelle au point d'Angleterre. Son luxe ne scandalise pas les femmes de la rue du Commerce que la beauté attire plus qu'elles n'écoutent leur conscience. Leur jalousie non plus ne songe à s'émouvoir, tant elles sont différentes. Madame Bin- court, la bouchère, daigne faire une visite à cette « folle de son corps » :

— « Ma bonne Françoise, dites-lui que nous sommes pour vous des amis. »

Françoise tressaille, à ce nom d' « amis ». La princesse qui n'aime pas les façons ne veut pas se découvrir.

Un soir, Françoise exige qu'elle fasse une promenade avec elle :

— « Pour faire honneur à ta mère », lui dit Fran- çoise.

A peine sont-elles dans la rue qu'une femme et puis deux, trois se lèvent pour venir au-devant d'elles. Toutes prononcent, comme un mot rituel, un mot poli devant Françoise qu'elles connaissent, pour approcher l'étrange créature qu'elles ne connaissent pas. Elles ont déjà touché la frange de son vêtement. Elles en admirent le détail, l'harmonie. Il y en a dix et puis vingt qui s'assemblent et soulèvent de leurs mains inélégantes un coin de la précieuse dentelle. Les autres attendent leur tour, comme on fait queue pour baiser les reliques de sainte Geneviève. Le soleil a presque disparu. Elles ont moins peur d'approcher leurs yeux de ce qui est fastueux et maudit. Les enfants mêmes ont laissé leurs jouets pour rejoindre leur mère et partager l'émotion que donne une prostituée. C'est à qui sollicitera la grâce d'être admis le lendemain auprès d'elle. Celle-ci veut relever le patron de son corsage ; celle-là le dessin de la broderie de son manteau. Vieille Françoise a vraiment achevé ce soir la conquête de son quartier.

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