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27e LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour quelles raisons ce peintre si versé dans les sciences de l'Ecole manifeste-t-il un mépris si total de l'anatomie ? Est-ce désir de se singulariser, insincérité calculée, manœu- vre pour attirer l'attention, comme on l'insinue ? — C'est au contraire par sincérité profonde et par amour violent de la nature qu'il nous donne de celle-ci une représentation si nouvelle et si décevante.

Elève de David, et, comme tel entraîné dès son jeune âge à l'étude compliquée de la musculature, Ingres possédait son anatomieà fond, aussi bien qu'un chirurgien... lorsqu'il était à l'abri du nwdèle. Mais lorsqu'il était « devant la nature », il ne pouvait plus conserver cette froideur toute scientifique qui n'est une vertu que chez l'opérateur qui taille dans la chair vive.

M. Roger Allard a fait apparaître, avec juste raison, tout ce que son art comporte de sensualité ', mais cette sensualité, qui eût pu en effet le pousser vers un réa- lisme de mauvais aloi, devient admirable chez Ingres, tellement elle se confond avec la soif de peindre. Alors que David, soucieux d'assigner aux muscles leur place précise, conserve tout son sang-froid devant le mo- dèle, et appelle à lui tous ses souvenirs, Ingres, empli d'un trouble sacré, va perdre la tête. Cette chair aux renfle- ments si aimables, aux ondulations si voluptueuses, il ne peut plus la disséquer du bout du crayon comme avec l'extrémité d'un scalpel ; c'est elle, au contraire, qui va entrer en lui, victorieusement^ et transformer sa conception scientifique du corps humain en une conception purement sensible. Dès lors peu lui importera le nombre exact des ver- tèbres. Il n'y a plus de vérité anatomique, si cette vérité est en opposition avec la sensation que lui donne le corps qu'il a devant les yeux. Cette courbe adorable du dos, si déliée, si souple, si longue, il l'allongera encore, malgré lui, pour

I. Cela n'empêche pas M. Florent Fels de le traiter de « pisse-froid »^. tant la critique oft're de plaisante diversité !

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