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Page:NRF 18.djvu/330

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n’ayant employé qu’à la vie d’outre-tombe leur génie monu- mental et plastique, nous en concluons candidement qu’ils ne devaient penser qu’à la mort et ressembler à un peuple de chartreux où on se disait l’un à l’autre : Frère, il faut mourir.

Trahit sua quemque voluptas. Et pourtant il n’est rien dont la littérature s’occupe moins que du plaisir, j’entends le plaisir physique. Et il va de soi que la faute n’en est pas à la littérature, mais bien au plaisir, qui ne se révèle pas susceptible d’expression littéraire. Il y a une littérature amoureuse, une littérature élégiaque, une littérature tragique ; il n’y a presque pas de littérature voluptueuse. Celle que nous a laissée le xviii^ siècle (on mettra les noms) ne vaut pas cher. Et il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver dans les Mille el une nuits traduites par M. Mardrus la présence ou l’image du plaisir. On en dirait volontiers ce que dit Montaigne d’un vers miorne et précis d’Ovide qui le « chaponne ». Le plaisir de la table nous a fourni, au crépuscule de la douceur de vivre, le livre charmant de Brillât-Savarin. L’autre plaisir ne donne lieu qu’à des polissonneries lugubres comme l’Art de jouir de La Mettrie. Mieux vaut être, dit Stuart Mill, Socrate malheureux qu’un pourceau satisfait. L’essence et l’ordinaire de la littérature s’appliquent généralement à ce Socrate malheureux, et sa plus riche matière ce sont les misères d’un roi dépossédé.

C’est aussi que (le mot style étant pris dans son sens le plus large) il n’y a littérature que là où il y a style, et le style figure pour nous un plaisir qui en évoque lointainement et subtilement d’autres, mais ne souffre pas d’être recouvert par un autre. Tout plaisir exprimé littérairement devient plaisir de style, et sa lumière propre s’efface dans cette lumière, comme la clarté des étoiles dans celle du jour. Le contraire se passe pour nos douleurs, nos misères de roi dépossédé. Si le plaisir est lumière, la douleur est ombre. La lumière du plaisir littéraire n’absorbe pas cette ombre, mais au contraire la met en valeur, et un sujet tragique ou triste palpite et vit dans ce clair-obscur. La lumière qui transfigure cette ombre ne saurait (à moins d’un artifice qui ne va pas très loin, comme chez certains Hollandais ou chez les impressionnistes) transfigurer une autre lumière. Or, pour