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358 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'ordinaire le don de l'historien se présente isolé, — et aussi bien celui du biographe : un Albert Sorel d'une part, un Ro- main Rolland, un Daniel Halévy de l'autre déploient des quali- tés qui ne s'apparient qu'exceptionnellement. Si chez Strachey le fond premier semble la disposition de l'historien, la curiosité complexe et ce pendant agile, aux insinuations balancées, est celle d'un biographe de race. « Les êtres humains, dit-il, sont trop importants pour qu'on ne les traite que comme des symptômes du passé. Ils ont une valeur indépendante de toutes les circons- tances temporelles, — une valeur éternelle et qui doit être sen- tie pour elle-même. » Gardez-vous d'attacher à cette phrase les concomitants spirituels et moraux qu'elle impliquerait chez un Romain Rolland ; prenez-la au contraire dansj'acception quasi- scientifique où l'entendrait « un botaniste des esprits » comme Sainte-Beuve, tel qu'il apparaît dans le Lundi sur Fontenelle par exemple, — ce Fontenelle cher à Lytton Strachey qui offre avec lui plus d'une affinité.

Strachey avoue son goût pour «. les incomparables éloges de Fontenelle qui dans le lu stre de quelques pages condensent les existences multiples des hommes ». Lui-même ne rencontre pas en son récit un seul personnage qui y joue un rôle important qu'il n'en prenne la mesure : pour faire son portrait il choisit le moment oià l'astre du personnage prévaut, grâce à quoi le portrait s'incorpore au récit sans que ce dernier en soit suspendu. Tout en ne perdant jamais de vue la position qu'elles occupent sub specie seternitatis, Strachey possède à un rare degré le sens de la complexité des figures secondaires.

Je songe, écrivait Stendhal à Balzac, que j'aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80 ; alors on parlera bien peu de M. de Metter- nich, et encore moins du petit prince. Qui était premier ministre d'An- gleterre du temps de Malherbe ? Si je n'ai pas le malheur de tomber sur Cromwell, je suis sûr de l'inconnu. La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là ; ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie ; mais à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe à jamais. Qui par- lera de M. de Villèle, de M. de Martignac, dans cent ans ? M. de Tal- leyrand lui-même ne sera sauvé que par ses Mémoires, s'il en laisse de bons, tandis que le Roman Comique est aujourd'hui ce que le Père Goriot sera en 1980 '.

I. Lettre de Stendhal à Balzac. Civita-Vecchia le 30 octobre i84o« 

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