Page:NRF 18.djvu/472

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

466 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Car il comporte un artifice ; je l'indiquerai en disant que, plutôt que sur la vision de la douleur humaine, il est fondé sur une vision douloureuse de l'humanité. 11 implique à la fois chez l'auteur et chez ses personnages une volonté de douleur, à laquelle Dostoïevsky nous a accoutumés, mais qui n'est pas habituelle à un Occidental, et qui nous paraît chez M, Estau- nié particulière et originale.

Une volonté de douleur, nous la trouvions bien dans l'Alissa de la Porte Etroite. Et le titre du roman de Gide, ainsi que cer- tains de ses mouvements, nous rappellerait peut-être V Appel de la Route. Mais là où Gide ne voulait écrire que le drame d'une âme humaine, M. Estaunié a voulu écrire le drame de l'âme . humaine. Et il n'a pas généralisé sans l'artifice nécessaire.

Cette volonté de souffrance que je crois y discerner, M. Estau- nié la nie, et même il a écrit son roman pour la nier : « Est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir ? 11 leur suffit d'exister. » Soit. Il a voulu raconter des existences qui font souffrir, et sans le vouloir. Mais que sont ces existences ?

Il n'y a dans V Appel de la Route que des destinées souffrantes et brisées. Simplement, dit M. Estaunié, parce que ce sont des destinées humaines et que des hommes existent. Ces hommes souffrent bien par des hommes, et ne souffrent que par des hommes, mais non par des hommes qui veulent les faire souf- frir. Celui qui nous fait souffrir n'est que la cause occasionnelle de notre souffrance, ou la cause par déclenchement, comme l'oiseau de l'avalanche ou le fumeur de l'explosion. « Le plus souvent celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu'il a fait. Une seule chose compte : la souffrance, en elle-même, et le mérite qu'elle nous acquiert. »

Mais, en fait, les souffrances infligées aux créatures de ce sombre roman ont une cause, et toujours la même, qui est le silence et la solitude. Ces personnages souffrent et font souffrir non parce qu'ils existent, mais parce qu'ils sont seuls et qu'ils se taisent. Entre Lormier et sa fille, entre Mademoiselle Lormier et René, entre Henri et son père, entre Madame Manchon et son fils aîné, se sont installés non des silences passifs, mais des silences actifs qui font fonction de zones d'hostilité, de terrain vénéneux où foisonnent toutes les espèces de la douleur. La famille Lormier est une famille où on a pris l'habitude du silence

�� �