52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
obscur. » On se fût épargné bien des sottises en relisant le Journal d'Alissa, en relisant les pages les plus ivres des Nour- ritures et en comprenant que des accents d'une telle intensité ne sont concevables ni chez un amateur, même prodigieu- sement doué, ni chez un être exceptionnellement réceptif mais falot et la proie du vent.
Gide a raconté comment son enfance s'est nourrie de deux livres, la Bible et les Mille et Une Nuits. Dès le début, son imagination travaillait autour de deux pôles et sa cons- cience prenait l'habitude de deux mouvements complémen- taires : l'un de repliement, l'autre d'expansion. Il est vrai- semblable que, dans la joie première de la découverte, il dut se laisser aller à cette double attirance, à. cette obligation double, sans s'apercevoir qu'elles étaient la négation l'une de l'autre et que ses dieux se haïssaient. Peut-être certains jours, désespérant de les réconcilier, a-t-il souhaité qu'une des deux forces l'emportât sur son antagoniste. Ceux pour qui la vérité ne saurait être qu'une auraient célébré la vic- toire d'un vigoureux esprit sur les contradictions qui le déchiraient ; mais en réalité nous aurions perdu tout ce qui est irremplaçable chez Gide, tout ce qu'il est seul à dire aujourd'hui et qui fait proprement sa grandeur.
La pensée moderne sous toutes ses formes n'est guère que la combinaison, à des dosages infiniment variés, d'élé- ments chrétiens et païens. Rares sont les hommes chez qui l'on trouve un des deux facteurs à l'état pur. Ceux qui croient ne relever que d'une des deux disciplines se dupent le plus souvent, jouent sur les mots et les vident de leur contenu. Et c'est fort bien ainsi, car, sans cette neutralité de fait, le monde ne serait pas habitable. On quitte peu les régions médianes où l'Eglise semi-pélagiennc côtoie un rationalisme spiritualiste ; il y fait bon vivre, mais on y perd de vue les extrêmes. Or c'était une tendance de Gide, au service de laquelle il a mis sa clairvoyance et sa volonté, que de priser en toute créature ou en toute idée ce qu'elle a de plus accusé, ce par quoi elle diffère et se refuse plus encore que
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