Page:NRF 18.djvu/719

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous voyez bien. Il y a naturellement quelqu’un qui aime éperdument, dont c’est la grande, l’unique affaire. Comme si réellement l’amour tenait dans la vie un rang si éminent. C’est pour s’aveugler sur la laideur de l’amour qu’on lit des romans.

— Mon ami, dit-elle agacée, laissez l’amour, puisque nous ne sommes amoureux ni l’un ni l’autre.

— Voilà déjà que vous manquez à nos conventions.

— C’est un peu fort !…

— Nous ne sommes pas épris, je le veux bien, mais nous sommes un homme et une femme qui courent grand danger de s’émouvoir…

Il observe qu’elle pâlit.

— … comme cet accident peut arriver à n’importe qui. Alors mieux vaut, ensemble, étudier la nature de la menace. Mettons-nous sur ce canapé et causons en amis à qui les mots ne font pas peur.

— Il ne faut jamais contrarier, dit-elle, ni les ivrognes ni les fous. Alors ?

— Eh bien, je pense qu’il existe deux sentiments honnêtes, nettement définis, et qui n’essaient pas de se donner pour ce qu’ils ne sont point, dont l’un est le désir, l’autre l’amitié. Le premier est compris partout, mais l’hypocrisie veut qu’on le déclare grossier. Le second jouit de la considération universelle, mais presque personne ne s’y intéresse. Toute l’attention, tout le bavardage, toute la littérature, toute l’éducation sont tournés vers le mélange des deux qui, comme tant de métis, a de la séduction et les vices superposés de ses deux parents.

— Je vous écoute.

— Or cet amour qui a tout usurpé, qui s’est fait reconnaître un caractère quasi sacré, devant lequel on veut que tout plie, c’est de tous nos sentiments le plus louche, celui qui fait commettre le plus de vilenies.

Elle tâche de lui tenir tête :

— Ce que vous dites n’est pas très neuf.