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IJO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Cette amitié entre Philippe et moi ne provenait pas d'une conformité de nature. Philippe avait un esprit positif ; il était d'une humeur très sociable et assez rieur. Moi, j'étais peu bavard, plutôt grave, et sensible principalement à ce qui joue dans l'imagination. Mais, surtout, notre morale, si l'on peut ainsi dire pour parler de règles dirigeant des cerveaux de moins de quinze ans, n'était pas la même.

Lorsque Philippe ressentait un vif désir, lorsqu'il cédait à quelque tentation, ses mouvements étaient bien visibles. Il ne dissimulait rien ; il se comportait avec franchise et insouciance, comme s'il eût la garantie commode que toute faute peut être remise. Il n'en était pas de même pour moi. J'étais tourmenté sans cesse qu'une mauvaise action me fit dévier pour toujours de la voie étroite qu'un idéal sévère me présentait comme le juste chemin. Vivant dans une atmosphère traversée par les foudres de la loi, je redoutais également le jugement de la société. Ces scrupules de cons- cience et ces craintes matérielles retenaient mes actes et me faisaient placer avant toutes qualités la réserve et le renon- cement. Quel succès, lorsque (souvent grâce à une habile dissimulation) je me sentais à l'abri de toute curiosité ! Quelle joie, lorsque je parvenais à triompher d'une inten- tion suspecte ! Joie si forte et jugée par moi si salutaire que je ne résistais guère au plaisir de la provoquer par un artifice. Ainsi, je me laissais quelquefois envahir sour- noisement par de mauvaises pensées, je favorisais leur développement dans mon imagination, je prenais plaisir à m'y exciter, puis, avec une sorte de passion, je coupais net ces mauvais rameaux. J'avais alors le noble sentiment d'avoir fortifié mon âme. De même, à Aiguesbelles, mon grand-père ordonnait au printemps que quelques pieds de vigne ne fussent point taillés, afin que lui-même, se prome- nant dans son domaine, eût la satisfaction d'y porter la serpe. Il se penchait sur le cep dangereusement délaissé, réduisait, rognait, avec une passion vétilleuse, puis me disait orgueilleusement en se relevant :

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