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192 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Cependant, cherchant une parole d'adoucissement, j'esquissai un geste d'insouciance.

— Oh ! je sais... reprit Philippe. Il se peut que pour vous autres cela n'ait pas d'importance.

Ce ton supérieur et cette allusion à ma religion me bles- sèrent au vif.

— C'est que nous autres, ripostai-je d'une voix vibrante, nous ne falsifions pas la parole de Dieu.

Philippe haussa légèrement les épaules.

— En tout cas, affirma-t-il, il faut choisir entre lui et moi.

Dans l'instant, je songeai à tout ce que comportait l'ami- tié de Philippe : un sentiment doux et bien réglé, des joies faciles et approuvées... Devant ces images aimables, je fus près d'abandonner Silbermann. Mais, de l'autre côté, se trouvait une tâche ardue; j'entrevis une destinée pénible ; et exalté parla perspective du sacrifice, je répondis d'un souffle irrésistible :

— Lui.

Nous nous séparâmes.

Dès lors, je me dévouai entièrement à Silbermann. A chaque récréation, je me hâtais de le rejoindre, espérant le protéger par ma présence. Heureusement, l'hiver venu, sa situation s'adoucit un peu. En raison du froid, nous restions dans les classes, où l'on n'osait rien contre lui ; et le soir, à la sortie, il s'échappait à la faveur de l'obscurité.

Nous nous retrouvions dans la rue. Nous faisions che- min ensemble et je l'accompagnais jusqu'à sa porte. Quel- quefois je montais chez lui et nous nous mettions à faire nos devoirs. Sa facilité au travail, autant que ses méthodes, m'émerveillait. Lorsqu'il faisait une version latine, je le voyais d'abord lire rapidement la phrase avec un regard tendu; puis réfléchir quelques secondes, mordant fiévreuse- sement ses lèvres ; enfin lire de nouveau en balançant la tête et les mains selon le rythme de la phrase ; et, ayant à peine consulté le dictionnaire, écrire la traduction. Assis

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