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SILBERMANN 319

détruit la plupart de celles que je possédais. Et maintenant que son esprit mobile n'était plus là pour entraîner le mien, je m'apercevais de ces ruines.

Elles se trouvaient partout.

Enclin à contredire, prompt à exercer son sens critique, Silbermann m'avait rendu habile à discerner le défaut des choses. Ainsi, en matière de littérature, il avait l'habitude d'appuyer toute admiration par quelque dénigrement ; et comme son goût changeait souvent, il était fréquent de l'entendre dépriser par un raisonnement subtil une œuvre que peu auparavant il avait placée au-dessus de toute autre. Je l'avais trop écouté. Par ces rabaissements successifs il avait abouti à me démontrer l'imperfection de tout ce que j'avais lu. Maintenant, quand je relisais un livre que j'avais aimé naguère, je ne retrouvais plus jamais le même sentiment absolu. La notion obscure que toute qualité est relative empoisonnait les jouissances que me procurait la lecture et arrêtait mes curiosités nouvelles. Enfin, instruit par Silbermann avec légèreté et confusion, je ne voyais plus, dans tout ce que les hommes ont écrit, qu'un stérile remuement de pensées et d'images qui se perpétuait depuis des siècles. Et devant ma bibliothèque, comme si la trop avide intelligence du jeune Juif m'eût communiqué la satiété fameuse d'un de ses rois, je son- geais aux paroles de YEcclésiaste : « Quel avantage revient- il à l'homme de la peine qu'il se donne ?... Tout n'est que vanité et poursuite du vent. »

Mais c'était dans notre foyer que les ruines causées par le passage de Silbermann étaient le plus sensibles. Là, tous mes dieux étaient renversés. Les idées en honneur, nos petites lois domestiques, notre conception du beau, tout avait perdu son prestige. Et l'autorité de mes parents devait subir bientôt une déchéance pareille.

Déjà, depuis quelque temps, je n'avais plus la même vénération aveugle envers eux. J'avais eu le soupçon à deux reprises que certaines de leurs pensées m'avaient toujours

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