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notes 353

Mettre tout l'homme dans un livre, l'homme en soi, dé- pouillé de tout ce qui dans sa vie est accidentel, réduit à son essence, face à face avec les plus hauts problèmes, c'est la plus vaste entreprise littéraire qui soil. Disons-le net : il y faut du génie, et non pas un génie spontané et inconscient, mais un génie nourri de science et d'orgueil. C'est qu'il ne s'agit pas ici de transposer de la vie sur le plan de l'art et de la philosophie, il s'agit de transposer de la philosophie et de l'art sur le plan de la vie. La matière brute qu'Elémir Bourges travaille est purement livresque ; il faut qu'il réussisse à l'animer. Le symbole eût été trop court, l'allégorie trop plate, l'épopée trop artificielle et trop froide ; Elémir Bourges l'a bien compris : il a suscité des mythes et il les a présentés sous la forme dialoguée du drame grec. Pour y couler la pensée de tous les siècles, c'est de la conception poétique d'Aristote qu'Elémir Bourges s'est inspiré et c'est le moule eschylien qu'il a choisi. Il est allé emprunter sa forme aux sources mêmes de la civilisation gréco-latine. Le résultat est qu'on pense d'abord invinciblement aux traductions du grec de Leconte de Lisle en lisant la Nef. Le format, les caractères typographiques, la transcription des noms grecs (bien qu'Elé- mir Bourges écrive Prométhée au lieu de Prometheus) ajoutent encore à l'illusion. Illusion qui disparaît très vite, mais qui date peut-être la conception par Elémir Bourges de son œuvre. Sans qu'il y ait entre eux aucune ressemblance précise, Pro- méthée par son ton, par ses attitudes et son orgueil rappelle souvent Qaïn. Elémir Bourges est bien de la génération qu'on pourrait appeler « cosmique », qui dans des sens diffé- rents a donné le dernier Hugo (Hugo que Leconte de Lisle a si fortement influencé par un curieux retour d'influence), Y Eve future de Villiers, les Rêveries d'un païen mystique de Louis Ménard.

Mais l'élaboration de la Nef a été si lente (on parle de ce livre depuis trente ans) que les influences primitives se sont en grande partie effacées et atténuées et qu'on peut y distin- guer toutes sortes d'apports nouveaux dus au symbolisme, qui, par certains côtés, a été, lui aussi cosmique et mythi- que.

Effet du hasard ou volonté de l'auteur, la Nef compte trente-

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