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la porte étroite
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Je ne voyais ma tante que durant les mois de vacances et sans doute la chaleur de l'été motivait ces corsages légers et largement ouverts que je lui ai toujours connus ; mais plus encore que l'ardente couleur des écharpes que ma tante jetait sur ses épaules nues, ce décolletage scandalisait ma mère.

Lucile Bucolin était très belle. Un petit portrait d'elle que j'ai gardé me la montre, telle qu'elle était alors, l'air si jeune qu'on l'eût prise pour la sœur aînée de ses filles, assise de côté dans cette pose qui lui était coutumière : la tête inclinée sur la main gauche au petit doigt mièvrement replié vers la lèvre. Une résille à grosses mailles retient la masse de ses cheveux crêpelés, à demi croulés sur la nuque ; dans l'échancrure du corsage, pend, à un lâche collier de velours noir, un médaillon de mosaïque italienne. La ceinture de velours noir au large nœud flottant ; le chapeau de paille souple à grands bords, qu'au dossier de la chaise elle a suspendu par la bride, tout ajoute à son air enfantin. La main droite tombante, tient un livre fermé.

Lucile Bucolin était créole ; elle n'avait pas connu ou avait perdu très tôt ses parents. Ma mère me raconta plus tard, qu'abandonnée ou orpheline elle fut recueillie par le ménage du pasteur Vautier, qui n'avait pas encore d'enfants, et qui, bientôt après, quittant la Martinique, amena celle-ci au Hâvre où la famille Bucolin était fixée. Les Vautier et les Bucolin se fréquentèrent ; mon oncle était alors employé dans une banque à l'étranger, et ce ne fut que trois ans plus tard, lorsqu'il revint auprès des siens, qu'il vit la petite Lucile ; il s'éprit d'elle et aussitôt demanda sa main, au grand chagrin de ses parents et de ma mère. Lucile avait alors seize ans. Entre temps, Madame