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184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

    • Le jardin de Le Nôtre n'a plus rien de commun avec ce

que les autres peuples du monde appellent un jardin et qui est fait pour le délice des sens. C'est une construction de l'esprit. Les fleurs n'y sont plus pour leurs parfums, ni pour l'ivresse des yeux, les arbres n'y figurent plus pour la douceur de leur ombre, ce sont comme le dit Taine " des arbres abstraits dont le feuillage arrondi majestueusement ne convient plus à aucune espèce connue ". Les terrasses brûlées par le soleil, les esplanades qui ressemblent à des désirs ne sont plus faites pour la prome- nade. Les avenues sont des entonnoirs de lumière ou des téles- copes braqués sur un point choisi.

" Tous les petits buts que se proposait l'humanité en culti- vant ses premiers vergers ont disparu. Rien dans ces parcs fastueux n'existe en vue de l'utile... Ils ne répondent à aucun besoin matériel et c'est ainsi qu'ils échappent aux vicissitudes mortelles, car l'utile change sans cesse.

" Pas plus que Racine ne se propose de nous donner une leçon de morale en écrivant Phèdre ou Andromaque, Le Nôtre ne se préoccupe de notre repos ou de nos appétits. L'ordonnance seule l'intéresse. Ses jardins sont de purs jeux de l'esprit. Tout y est insulte à l'instinct, désintéressement des sens, exaltation de la raison. "

Voilà bien l'héroïsme de l'artiste à prioriste qui refond le monde en jardins. — Il me semble pourtant que M. Lucien Corpechot a tant soit peu forcé sa thèse en réduisant notre plaisir devant les jardins de Versailles à une satisfaction de la raison. Je ne sais pas de plaisir esthétique où les sens n'entrent pas en jeu, fût-ce la contemplation d'une simple ligne droite, et il y a plus ici que froide géométrie. M. Corpechot n*a-t-il pas lui-même noté comment Le Nôtre échappe sans cesse à la symétrie, comment il s'ingénie à chercher des " équivalents " ? Or, ici, les lois de l'esprit ne peuvent plus lui suffire, il s'agit proprement de goût, c'est-à-dire d'une certaine disposition de la sensibilité et qui ne comporte aucune évidence.

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