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D’ISLANDE À LA CÔTE ORIENTALE DU GRÖNLAND. — ESPOIR DÉÇU.

héritage de leurs ancêtres, qui eux possédaient une mâchoire bien garnie, comme les autres denticètes. Une modification dans les conditions d’existence de ces animaux a rendu leurs dents inutiles ; peu à peu elles ont disparu et maintenant il ne leur en reste plus que deux. Les fœtus de ces animaux ont encore une mâchoire disposée pour recevoir une série complète de dents ; c’est un phénomène d’atavisme. Les hyperoodon se nourrissent de céphalopodes et d’autres petits animaux qu’ils avalent entiers ; les dents sont donc inutiles pour la préhension des aliments. J’en eus la preuve il y a quelques années lorsque je travaillais au Muséum de Bergen. On m’envoya alors un de ces animaux, dont la couronne des dents était couverte d’une colonie de cirripèdes de tout âge. Quelques-uns étaient si grands qu’ils sortaient de la bouche de l’animal. Si l’hyperoodon se servait de ses dents, ces parasites n’auraient pu s’y établir. La pièce est conservée au Muséum de Bergen. De pareilles observations, quelque inutiles qu’elles paraissent au public, sont particulièrement intéressantes pour le naturaliste. Elles prouvent combien est fausse cette idée généralement répandue que dans la nature tout a une utilité.

Nous rencontrons également des balénoptères de Sibbald, le géant du monde animal actuel. Le jet d’eau lancé par cette baleine est visible de très loin ; à grande distance également on entend le bruit de sa respiration. Le monstre approche, sa tête apparaît au-dessus de l’eau en forme de toit, puis son dos, hérissé d’une petite nageoire ; le voici maintenant tout près du navire, il respire, un nuage de vapeur s’élève, l’air vibre comme lorsqu’on ouvre le ventilateur d’une chaudière. La baleine fait un mouvement ondulant et disparaît.

Le dimanche 10 juin, le temps est brumeux ; n’ayant pu prendre aucune observation depuis plusieurs jours, nous ignorons notre position. Le courant, violent dans ces parages, doit avoir entraîné le bâtiment dans le sud-ouest. Nous nous trouvons probablement dans la région où, s’il était possible d’atteindre maintenant la côte orientale du Grönland, se trouverait l’iskant avec une direction ouest ou nord-ouest. Aucune apparence n’indique que les glaces aient cette position, et un débarquement ne me paraît guère possible.

Le lendemain, à travers une éclaircie apparaît pour la première fois